L’objet de ce papier n’est pas d’indexer de jeunes brillants qui, avec des parcours professionnels et politiques accomplis, ont le courage d’animer le débat politique mais de rappeler deux choses essentielles. La réflexion, la production d’idées et de savoirs doit avoir sinon reprendre toute sa place dans notre société. Elle doit être encouragée et exigeante. Les valeurs de modestie, d’engagement, d’éthique de vérité doivent nourrir le travail de l’intellectuel.
La séquence serait assez banale si l’émission ne s’appelait pas « Le rendez-vous des idées (RDI) ». Elle serait insignifiante si, justement, le dessein de l’animateur de l’émission et journaliste de son état, Mohamed Attaher Halidou, n’était pas de mettre en valeur les idées, la réflexion critique et la nuance pour un débat politique de qualité. En gros, c’est parce que l’émission hebdomadaire, diffusée chaque dimanche soir sur la chaine Joliba TV, se veut sérieuse que ladite séquence mérite une réflexion toute simple mais non moins sérieuse.
Deux dimanches de suite, les invités – analystes et acteurs politiques – se sont qualifiés d’homme/femme de « théorie » ou de « terrain » pour gentiment caricaturer les propos des uns ou légitimer ceux des autres. Cependant, réduire l’analyste, le chercheur, l’universitaire à un théoricien déconnecté du réel s’inscrit dans un contexte de remise en question de la figure de l’intellectuel dans la société malienne. Faut-il forcément opposer théorie et action ? Penser n’est-il pas agir ? L’acteur politique n’est-il pas d’abord un homme/une femme d’idées ?
« Le savant, le politique et l’Afrique »
Le pari de départ est de faire simple mais il nécessite, pour prétendre le gagner, un petit détour théorique sinon bibliographique. Raymond Aron, dans la préface du livre Le Savant et le politique (Plon, 1959) de Max Weber, analyse finement comment le sociologue allemand distingue la posture du savant de celle de l’acteur politique : « On ne peut pas être en même temps homme d’action et homme d’études, sans porter atteinte à la dignité de l’un et de l’autre métier, sans manquer à la vocation et de l’un et de l’autre. » Ici, le « en même temps » est important car le « savant » ou l’acteur politique peut difficilement jouer les deux rôles en même temps. Ce mélange de genre a terni d’une part l’image du « savant » dont le travail n’est plus guidé par la neutralité axiologique et l’éthique de vérité et, d’autre part, celle du « politique » qui cherche à imposer ses positions politiques en s’appuyant sur un argumentaire scientifique.
Dans le texte «Joseph Ki-Zerbo : le Savant, le Politique et l’Afrique » (Esprit, 2007), le philosophe Salim Abdelmadjid démontre pourtant une certaine complémentarité entre les deux figures : « En Afrique, on ne peut pas ne pas être en même temps homme politique et homme d’études, si l’on veut préserver la dignité de l’un et de l’autre. » L’auteur relève « une certaine spécificité africaine du rapport de la pensée et du politique » en ce sens que « penser, en Afrique, est toujours déjà un acte politique ». Toutefois, il y a une troisième dimension dans le cas spécifique de l’historien Ki-Zerbo : la figure du « Professeur » qui semble concilier le travail du savant et celui du politique, « le Professorat par l’exemplarité, figure de la productivité effective de la pensée, passeur de la vie intellectuelle dans la vie collective ».
Au Mali, et comme il est aisé de le relever dans les débats – la séquence dans l’émission de Joliba TV n’en est qu’une illustration –, il y a un paradigme binaire qui voudrait isoler l’intellectuel dans une sorte de tour d’ivoire et contraindre l’acteur politique à une mise en scène permanente sur le terrain au plus près des populations. Il est donc utile de rappeler qu’il n’y a pas une figure de l’intellectuel mais des figures de l’intellectuel. Comme nous le verrons, il en va de même de « l’intellectuel organique », aussi appelé « l’intellectuel engagé » à « l’intellectuel véritable ».
Qu’est-ce qu’un intellectuel ?
Le chercheur nigérien Rahmane Idrissa a, dans un brillant texte « Où sont les intellectuels ? », tenté de donner une définition acceptable : « C’est un travailleur de la pensée qui œuvre suivant une éthique de la vérité́ en vue de l’éducation et de l’émancipation de ses semblables. » Il l’a également distingué des concepts voisins tels que « chercheur, érudit universitaire ». Après avoir rappelé une énième fois qu’un « intellectuel n’est pas un diplômé » – nous ne cesserons de le faire et nous aurions pu le répéter trois fois également –, il a ensuite présenté et décrit les deux figures de l’intellectuel : « l’intellectuel engagé » et « l’intellectuel véritable ». La nuance résidant, selon lui, dans la finalité recherchée dans la mesure où « l’intellectuel engagé ne vise pas la vérité mais le pouvoir ».
Or, c’est cet intellectuel engagé dont le rôle est justement questionné par l’analyste politique camerounais Yann Gwet dans sa tribune « A quoi sert un intellectuel africain ? ». Cette figure de l’intellectuel « organique », « engagé », « de combat » incarnée par le philosophe marxiste Antonio Gramsci est ce que l’auteur appelle de ses vœux dans le continent pour le relever.
Un malaise révélateur : le rapport du Malien à la pensée
En 2019, en pleine crise sociopolitique et sécuritaire, un acteur politique et auteur prolifique interpellait le monde de la réflexion à penser nos maux pour mieux les panser. Moussa Mara, dans « La crise malienne est aussi une crise de la pensée », souligne qu’ « On ne réfléchit que peu, on ne propose que peu, on ne cherche que peu et on se contente de peu ! ». Si le problème a été touché du doigt, il n’est pas pour autant situé.
D’abord, le Malien « lambda » pense à tort que la crise de gouvernance que traverse le pays depuis au moins deux décennies à deux coupables idéals : l’intellectuel et le politique. Bien évidemment, l’intellectuel, de plus en plus une denrée rare dans notre pays, est confondu avec le diplômé, comme nous l’avons déjà écrit. Mais cela exprime également un désir d’intellectuel qui porte des valeurs de modestie, d’engagement, de réflexion et qui ne tombe pas dans l’opportunisme et la vénalité dans son travail.
Il est vrai que l’histoire intellectuelle du Mali reste un domaine non encore exploré. Pourtant, notre histoire sociopolitique a été marquée par des figures intellectuelles et politiques non exhaustives qui vont de Amadou Hampâté Bâ, Fily Dabo Sissoko, Seydou Badian, Amadou Seydou Traoré dit Amadou Djicoroni à Adame Ba Konaré, Issa N’diaye, Doulaye Konaté, Amanita Dramane Traoré, Adam Thiam, Moussa Konaté en passant par Ibrahima Ly, Yambo Ouologuem, Mamadou Lamine Traoré…
Ensuite, la période de la dictature militaire (1968-1991) a été un moment de répression contre les intellectuels, envoyés au bagne à cause d’un tract. Ce moment sombre a tout de même vu émerger des figures, dont certains noms sont déjà cités dans la clandestinité. Mais, véritablement, la dictature a interrompu la construction de milieux d’intellectuels maliens. L’avènement d’une ère politique nouvelle a étouffé sinon changé la vocation de beaucoup d’acteurs qui ont plutôt opté pour privilégier leur trajectoire politique au détriment de leur parcours intellectuel. Enfin, le débat reste ouvert sur le rôle et la place de l’intellectuel dans nos sociétés africaines, en particulier malienne. Les intellectuels, qu’ils soient engagés ou véritables, n’ont pas totalement failli. Cependant, ces figures sont appelées à réinvestir l’espace public pour, en paraphrasant le philosophe français Jean-Paul Sartre, se mêler de ce qui ne les regardent pas.
En revenant à notre réflexion de départ sur comment accorder la primauté à la pensée théorique sans l’opposer à l’activité du politique, ni forcément les concilier, cette formule de Kwame Nkrumah dans Le Consciencisme (Présence Africaine, 1964) devrait mettre tout le monde d’accord : « La pratique sans théorie est aveugle ; la théorie sans pratique est vide ».