Pour Marie Rodet, maîtresse de conférences en histoire africaine à la School of Oriental and African Studies (SOAS), à Londres, assurer la représentation des différentes dimensions de la société malienne au sein de la réforme de la justice permettra de limiter les griefs basés sur des expériences discriminatoires de l’accès à la justice.
Depuis 2012, la crise multidimensionnelle a mis à mal les capacités de l’État malien à remplir ses fonctions régaliennes. Alors que le Mali est depuis 2013 quasiment sous tutelle de la « communauté internationale », l’État se doit d’engager un vaste chantier de réformes pour garantir la paix et la stabilité du pays, notamment dans le domaine de la justice.
Dans ce cadre, les organisations maliennes de la société civile, et plus particulièrement les associations de droits humains et de droit des femmes tentent de faire entendre leur voix pour la mise en œuvre d’une justice transitionnelle effective pour la réconciliation nationale, et poussent l’État à prendre des mesures pour une justice étatique plus inclusive, notamment en termes de genre, alors que les violences basées sur le genre ont été mises à nouveau sous le feu de l’actualité ces derniers mois avec toute une série tragique de féminicides.
Reformer le Code
Le 11 mai 2018, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples rendait son jugement en faveur des plaignants dans le procès No 046/2016 – APDF & IHRDA c. République du Mali, confirmant l’incompatibilité de certaines dispositions du Code malien des personnes et de la famille avec plusieurs traités internationaux ratifiés par le Mali et ordonnait donc au Mali de réviser son Code pour se conformer à ses obligations internationales. L’État malien ne semble pas encore avoir réagi à cette condamnation tandis que le Collectif des Associations Musulmanes du Mali a officiellement condamné cette décision.
Cette condamnation reflète tout le tiraillement auquel l’État malien est confronté depuis de nombreuses années entre la nécessité de demeurer aussi proche que possible de ses concitoyens en faisant refléter dans sa législation les réalités socio-culturelles et religieuses du pays, et dans certains cas pour « accommoder » certains groupes de pression musulmans, et ses engagements nationaux et internationaux à lutter contre toutes formes de discrimination à l’égard des femmes.
Crise de légitimité
Les réformes actuelles de la justice au Mali, qui envisagent une intégration accrue des autorités traditionnelles dans le fonctionnement de la justice étatique – comme préconisé par l’article 46 de l’accord issu du processus d’Alger, dans la perspective de rapprocher la justice étatique des justiciables, ne peut cependant se faire sans une politique volontaire parallèle d’intégration des femmes, des jeunes et des populations vulnérables, au risque sinon de renforcer un système judiciaire historiquement défavorable à ces populations. En effet, la problématique de l’intégration du droit traditionnel et des autorités traditionnelles à la justice étatique n’est pas nouvelle au Mali. Elle est à l’origine du pluralisme juridique hérité de la période coloniale française. Ainsi, les anciennes autorités coloniales, pour asseoir leur pouvoir, tentèrent, dès les débuts de la colonisation, d’intégrer les réalités juridiques locales en codifiant le droit coutumier, mais elles l’utilisèrent avant tout pour contrôler les populations, notamment les femmes, avec le soutien des autorités traditionnelles.
Précarisation de la justice
Cet héritage de la justice coloniale autoritaire perpétue encore aujourd’hui l’impression chez les populations maliennes, d’une exogénéité du droit et de la justice et d’un déphasage avec leurs réalités socio-culturelles et religieuses, alors que la justice traverse actuellement une lourde crise de légitimité, accusée entre autres de corruption, de difficulté d’accès et de lenteur. Cette crise de légitimité s’inscrit dans une remise en cause plus générale de l’État qui, aux prises avec les maux de la mal gouvernance, ne semble plus pouvoir assumer ses devoirs de protection de ses citoyens. Or, la bonne gouvernance est une condition nécessaire pour construire les fondements solides d’une paix durable. La grève de plusieurs mois des magistrats maliens, durant l’été 2018, montre à quel point l’institution judiciaire est largement en crise à l’heure actuelle. L’intransigeance du gouvernement, qui ordonna la réquisition des magistrats grévistes, peut donner l’impression que celui-ci fait peu de cas de l’état actuel de la justice, et que celle-ci continue d’être le parent pauvre du budget de l’État.
Les femmes sont les premières affectées par la précarisation de la justice étatique. L’accès à la justice est en effet vital pour lutter contre les discriminations à leur égard, et notamment contre les violences basées sur le genre. Or la lourdeur administrative, le coût élevé de la justice face aux faibles revenus des femmes, le manque de protection législative, notamment en cas de crime ou délit basé sur le genre et la stigmatisation sociale découragent la grande majorité des femmes de recourir à la justice étatique. De plus, le projet de loi contre les violences basées sur le genre (VBG) n’a toujours pas été adopté.
Intégrer la dimension de genre
Or l’égalité de genre est un enjeu majeur de la construction de la paix et la stabilité dans le monde et au Mali. En 2017, l’indice d’inégalité de genre (IIG) au Mali était de 0.678, plaçant le Mali 157e sur 160 pays. 38% des femmes maliennes ont subi, depuis l’âge de 15 ans, des violences physiques, et dans 65% des cas par leur mari/partenaire actuel ou le plus récent. Ces chiffres montrent une réalité souvent cachée de la prévalence de la violence dans la société malienne et vont à l’encontre de l’image répandue jusqu’au conflit de 2012 d’une société pacifiste et solidaire. Ces chiffres sont d’autant plus importants à prendre en compte au vu de la crise sécuritaire que continue à connaître le Mali actuel. En effet, il y a un lien étroit entre un niveau élevé d’inégalité de genre et de violence basée sur le genre dans une société donnée et une vulnérabilité accrue aux guerres civiles et aux guerres interétatiques.
Intégrer pleinement la dimension de genre dans la problématique de la justice étatique au Mali est donc essentiel comme facteur de consolidation de paix et de stabilité sociale en permettant la participation pleine et entière des femmes dans le processus de réforme de la justice qui se doit d’être une justice citoyenne accessible à tous, quel que soit « l’origine sociale, la couleur, la langue, la race, le sexe, la religion et l’opinion politique ». La réforme de la justice au Mali est bien trop importante pour se permettre de simples mesures de saupoudrage pour répondre aux exigences internationales en termes d’égalité de genre. En effet, l’État malien « sous-traite » depuis trop d’années la question du genre aux organisations de la société civile, pour ne pas avoir à s’en préoccuper lui-même. La non-implication de l’État au-delà de la politique nationale de genre officielle fragilise l’intégration de la dimension de genre dans toutes les composantes de la société.