In memoriam : Moussa Sow, un éminent chercheur et un grand citoyen du Mali
article comment count is: 1

In memoriam : Moussa Sow, un éminent chercheur et un grand citoyen du Mali

Cet hommage de Jean-Paul Colleyn à Moussa Sow a d’abord été publié sur le site de MaCoTer

Accepter la disparition de Moussa Sow et évoquer sa mémoire est une tâche douloureuse car si l’on place l’amitié au sommet des relations entre le soi et l’autre, en ce qui me concerne, ce sommet est aujourd’hui décapité. Mais bien évidemment le vide et le silence ne sont pas une solution et ceux qui avaient l’honneur de compter parmi ses intimes doivent faire du mieux qu’ils peuvent pour faire vivre sa mémoire. Le moindre des rituels consiste d’abord à retracer le parcours d’un éminent chercheur – interdisciplinaire, féru d’histoire, d’anthropologie, de sociologie, de philosophie – et d’un grand citoyen du Mali, fortement investi dans les luttes sociales et politiques de son temps.

Dans les années 90, persuadé qu’avec la démocratie enfin trouvée, tout redevenait possible au Mali, après avoir longtemps milité, Moussa Sow occupa plusieurs postes politiques dans des cabinets ministériels, notamment comme Conseiller technique, Chef de Cabinet ou Secrétaire général. Chercheur à l’Institut des Sciences Humaines de Bamako depuis 1981, il en devint le directeur en 2016. Lorsqu’il accéda récemment à la retraite, nous redoutions qu’il le supporte mal, car il n’était pas homme à apprécier l’oisiveté. Mais il n’en fut rien : « Je suis toujours en activité », disait-il avec malice. Et il continua à lire, à écrire et à mener des enquêtes de terrain. La dernière fut hélas fatale ; pris d’un malaise, il dut abréger son séjour à Ségou, rentrer à Bamako, se rendre à l’hôpital où il est décédé rapidement d’une défaillance cardiaque, le 19 août dernier. Nos condoléances et nos pensées vont évidemment à sa famille et ses proches. Il laisse une œuvre écrite considérable, en partie inédite, dont il sera impossible de faire ici le tour.

Moussa Sow est né à Fassoudébé, tout près de Nioro du Sahel et non loin de la frontière mauritanienne, vers 1953. Après son Baccalauréat en Philosophie-Lettres obtenu en juin 1971 au Lycée de Badalabougou, grâce à une bourse malienne, il s’est inscrit à l’Université Lyon II, en France où, en octobre 1980, il a passé sa thèse de 3ème cycle en sémiologie de la communication littéraire, sous la direction du professeur Michel Le Guern. Cette thèse s’intitulait : « Aspects de l’énonciation dans la littérature épique d’Afrique noire » ; un titre qui marque son œuvre entière, tant il n’a cessé de porter attention au sens des mots saisis dans leur contexte d’énonciation. C’est un point sur lequel Moussa Sow insistait particulièrement dans ses enseignements. Sa carrière fut placée d’entrée de jeu sous le signe de l’originalité, car il fait partie des rares chercheurs africains qui ont effectué des enquêtes de terrain en Europe – en l’occurrence en France et en Italie (1983-88), dans le cadre des programmes « Ethnologie de la France par des chercheurs du Tiers-monde » et « Sguardi da venuti lontano ». Les articles qu’il a consacrés à ces enquêtes ont été rassemblés dans un livre, publié en 2011 sous sa direction et celle d’Alain Le Pichon, Le renversement du ciel. Parcours d’anthropologie réciproque, avec une préface du professeur Umberto Eco. Les indigènes de l’anthropologue Moussa Sow furent ici les vignerons du Médoc ! On sait bien que le vin n’est pas la tasse de thé des musulmans, pourtant, rappelait Moussa avec malice, le Coran précise qu’au paradis « Il y aura là […] des fleuves de vin, délices pour ceux qui en boivent. » (Coran, XLVII, 15). C’est lors de cette expérience formatrice, qu’il comprit un principe majeur de l’anthropologie contemporaine : « regarder l’autre, c’est replonger en soi-même ». Mais ensuite, il revint rapidement aux campagnes de son pays. Malgré les fatigues des voyages, il aimait par-dessus tout « faire du terrain », et jusqu’à la fin, retourner à Nioro du Sahel, sur les lieux de son enfance.

Seul ou en équipe, Moussa Sow était un homme de terrain acharné au travail. Il a souvent œuvré en réponse à des appels d’offres provenant d’organismes divers, mais il a toujours choisi des sujets qui l’intéressaient, lui et son cher Institut des Sciences Humaines. La diversité de ses objets de recherche lui ont permis d’acquérir sur le Mali, une culture hors du commun. Citons pour exemples : la condition de la femme rurale dans le cercle de Kolokani (1983, avec son ami Felix Koné et Arturo Parolini) ; l’économie domestique dans la zone du barrage de Manantali (1986-1989, avec ses amis Maximin Samaké et Tiéman Diarra) ; le mariage et le code du mariage au Mali (1988 toujours avec Tiéman Diarra) ; la réinstallation des populations dans les zones libérées de l’onchocercose (1988, encore avec Tiéman) ; la communication dans les coopératives de Kayes (1989) ; la représentation du géosystème dans les forêts classées des Monts Mandingues (1991) ; l’identification des formateurs sur l’environnement à Bamako (1991) ; la communication pour le développement (1994) ; les médias traditionnels en information (1996) ; les associations de jeunes de Tombouctou et de Gao (2000-2001)…

En 2009 et 2010, Moussa Sow a contribué à l’élaboration d’une politique culturelle malienne et à l’évaluation finale du Programme d’Appui et de Valorisation des Initiatives Artistiques et Culturelles au Mali, pour le compte du ministère de la Culture. Il a dirigé l’équipe de l’Institut des Sciences Humaines chargée de l’étude sur la gouvernance locale, commanditée par le ministère de l’Enseignements supérieur et de la Recherche scientifique (2008-2012). Il a été corédacteur d’un document de politique linguistique du Mali (validé par la Conférence nationale de décembre 2011). Et chaque fois, Moussa Sow a veillé à ce qu’outre la « littérature grise » des rapports, les différents chercheurs impliqués dans ces équipes publient aussi des articles dans Études maliennes et dans Mande Studies.

Moussa Sow a été proche du Laboratoire Mixte International MaCoTer et il a participé activement aux enseignements du master Société, Culture et Développement (SOCDEV) et aux manifestations scientifiques organisées par le laboratoire. Entre 2008 et 2014, il a été membre de l’équipe malienne du projet PUBLISLAM – Espaces publics religieux. États, sociétés civiles et islam en Afrique de l’ouest, au sein du programme ANR-AIRD « Les Suds aujourd’hui » et il a co-édité, avec Gilles Holder, le livre collectif L’Afrique des laïcités. État, religion et pouvoirs au sud du Sahara. Sa contribution s’intitule « La laïcité à l’épreuve du prêche : imaginaires et pratiques autour du prêche et des prédicateurs au Mali ». Il a également été coresponsable, encore avec Gilles Holder, du projet RCN – Patrimonialisation et stratégies mémorielles du religieux au Mali. Mises en scène de la culture religieuse et recomposition de l’identité nationale, dans le cadre du programme FSP Mali contemporain, MAEE/IRD/ISH (2009-2013). Un programme qui a abouti à la publication, aux Éditions de Tombouctou, du livre collectif Le Mali contemporain codirigé par Joseph Brunet-Jailly, Jacques Charmes et Doulaye Konaté.

Les centres d’intérêt majeurs de Moussa Sow, ceux qui sont au cœur de son œuvre, au croisement de la sociolinguistique, l’anthropologie et l’histoire, restent la tradition orale et l’anthropologie du politique, notamment dans les formations politiques précoloniales du Sosso et de Ségou. Un très beau livre en résulte, L’État de Ségou et ses chefferies aux XVIIIe et XIXe siècles. Côté cour, côté jardin, à paraître tout prochainement aux Presses universitaires de Bordeaux, avec une préface d’Emmanuel Terray et une postface d’Anne Doquet. Sur le même sujet on pourra lire dans le premier numéro des Cahiers de MaCoTer son article intitulé « Retour sur l’État de Ségou à partir de la périphérie : le pouvoir fort dans tous ses états » (2020). Ces deux ensembles de texte sur le Sosso et Ségou constituent une véritable mine d’informations sur l’histoire et l’anthropologie historique du Mali. Pour apprécier le style et la manière de Moussa Sow, relisons le très bel article qu’il a consacré à Tyanaba et qui est paru dans la revue Cargo. Le mythe de Tyanaba, une série de récits racontant les aventures d’un étrange python qui avait un humain pour jumeau, se rencontre dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, en particulier au Sénégal, au Mali, en Mauritanie et au Burkina Faso. Moussa Sow analyse avec subtilité cet « assortiment de traditions » charriées par la mémoire sociale et souvent déterritorialisées. Mais localement, le Tyanaba de Samafoulala s’inscrit dans une lignée de mythes évoquant l’avènement de Biton Mamari Koulibali, le fondateur de l’État de Ségou, au début du XVIIIe siècle. Puisse la lecture de ces textes inspirer la vocation de jeunes chercheurs de terrain, que la génération actuelle des responsables politiques se doit de mettre au travail. Les données sont là, à porter de main dans un paysage mouvant ; encore faut-il savoir les saisir et les analyser. Moussa Sow y était passé maître.


PUBLICATIONS DE MOUSSA SOW (sélection)

1984 – « La poésie peule », dans Notre Librairie, juillet-octobre, pp. 71-77.

1984 – « L’épopée comme genre littéraire », dans Notre Librairie, juillet-octobre, pp. 90-95.

1994 – « Élément de réflexion sur les souhaits en guise d’introduction à l’étude des genres de la communication sociale » dans Boucle du Niger. Approches multidisciplinaires, Institut de Recherche sur les Langues et Cultures d’Asie et d’Afrique.

1996 – (avec J. ANDERSON), « La forêt vue par les villageois malinké des alentours de Bamako, au Mali », Unasylva, Revue internationale des forêts et des industries forestières éditée par la FAO, vol. 47, pp. 3-11.

1998 – (avec Dolores KOENIG et Tiéman DIARRA), Innovation and Individuality in African Development. Changing production strategies in rural Mali, University of Michigan.

1999 – (avec Dolores KOENIG et Tiéman DIARRA), « Aspects of interethnic relations in contemporary agricultural migration and settlement in Southern Mali », dans Mande Studies n°1, pp. 63-85.

2003 – « Taxinomies endogènes de l’espace et problématique de la forêt classée dans les Monts Mandingues au Mali », dans Études Maliennes n°58.

2003 – « Préface » à Les larmes de Djoliba d’Ibrahima Aya, Cercle/AMAP, Bamako.

2004 – « L’autre au risque du local, le même au risque du global : images de l’Européen au Mali », dans Alliage, n°55-56, pp. 238-6259.

2004 – (avec DOQUET, Anne), « Ethnologie et tentation encyclopédique. Les cas Marcel Griaule et Amadou Hampaté Bâ », dans Alliage n°55-56, pp. 227-238.

2007 – « Eugène Abdon Mage et Sosso », dans Études Maliennes, Numéro spécial 66, pp. 63-69. 2007 – (avec Facoh DIARRA et Seydou KONE), « La dernière refondation du village Soso ou l’épopée de Soso Baba Keyita », dans Études Maliennes, Numéro spécial 66, pp 53- 62.

2007 – (avec Békaye DIARISSO, Amadou Tamba DOUMBIA et SIMAGA Alima KONATE) « La question des Kanté non forgerons », dans Études Maliennes, Numéro spécial 66, pp. 70-78.

2007 – (avec Facoh DIARRA et Seydou KONE), « Note sur le baobab de Sumanguru », dans Études Maliennes, Numéro spécial 66, pp. 92-98. 2007 – (avec Amadou Tamba DOUMBIA, Facoh DIARRA et Seydou KONE), « Soso, Sunjata, Sumanguru et les traditions orales locales », dans Études Maliennes, Numéro spécial 66, pp. 19-52.

2009 – « Préface » à Kuyaté. La force du serment. Aux origines du griot mandingue, de Drissa Diakité, Bamako, La Sahélienne et L’Harmattan.

2010 – « La nouveauté, le délai d’accoutumance et le droit : réflexions sur le développement en Afrique », dans Herberger et Reichman (eds), Recht und Frieden – le Droit et la Paix. Perspectives transculturelles, Verlag Alma Mater, Saarbrücken, pp. 163-172.

2010 – « Les Caka et leurs territoires : un cas de chefferie atypique », dans Études Maliennes, numéro spécial 73, pp. 81-116.

2010 – « Les chefferies périphériques de l’État de Segu en rive gauche : essai de synthèse typologique », dans Études Maliennes, Numéro spécial 73, pp. 15-42.

2010 – (avec Facoh DIARRA), « Les groupes de descendance Jara en rive gauche de la Moyenne Vallée du Niger et leurs relations avec Segu », dans Études Maliennes, Numéro spécial 73, pp. 57-67.

2010 – « Les relations entre les groupes de descendance Kulubali en rive gauche avec les chefferies locales et le pouvoir d’État : parcours de reconnaissance dans une nébuleuse dynastique périphérique », dans Études Maliennes, Numéro spécial 73, pp. 43-56.

2011 – « The Daily life of Slaves in the Last years of the Bamana States of Kaarta and Ségou », dans Paul J. LANE et Kevin C. MACDONALD (eds), Slavery in Africa. Archeology and Memory, New York, Oxford University Press, pp. 26-47.

2011 – (avec Alain LE PICHON), Le renversement du ciel. Parcours d’anthropologie réciproque, Préface d’Umberto Eco, Paris, Éditions du CNRS. Avec les chapitres : « L’effet coup de pilon en Bas-Médoc » (pp. 37-52) ; « Les leçons du boisement des Landes » (pp. 53-67) ; « Un jeu de miroirs. L’image de l’Afrique à Bologne » (pp. 227-287) ; « Regarder l’autre, c’est replonger en soi. Problématique du regard africain sur l’Europe » (pp. 357-369) ; « L’outsider africain en terrain européen. Réflexions rétrospectives sur l’anthropologie réciproque » (pp. 445-459) ; « Note sur l’empire en Afrique » (pp. 593-601).

2013 – « Du coq à l’âne. Variations sur le thème de la démocratie par temps de crise politique », dans Le Mali entre doutes et espoirs. Réflexions sur la Nation à l’épreuve de la crise du Nord, Bamako, Éditions Tombouctou, pp. 113-129.

2014 – (avec Gilles HOLDER), « Les laïcités africaines vues de Bamako : un colloque pris par son contexte », dans Gilles HOLDER et Moussa SOW (dir.), L’Afrique des laïcités. État, religion et pouvoirs au sud du Sahara, Bamako, Éditions Tombouctou et IRD Éditions, pp. 19-37.

2014 – « La laïcité à l’épreuve du prêche : imaginaires et pratiques autour du prêche et des prédicateurs au Mali », dans Gilles HOLDER et Moussa SOW (dir.), L’Afrique des laïcités. État, religion et pouvoirs au sud du Sahara, Bamako, Éditions Tombouctou et IRD Éditions, pp. 263-274.

2015 – « Une ville, deux pèlerinages : islam et mémoire à Nioro du Sahel, à travers Ismu et Ziyara », dans Le Mali contemporain, Bamako, Éditions Tombouctou.

2018 – « Les Hel Souadou de Dilly d’hier à aujourd’hui : une présence singulière au sein de l’espace public malien ? », dans Jean-Pierre DOZON et Gilles HOLDER (dir.), Les politiques de l’islam en Afrique. Mémoires, réveils et populismes islamiques, Paris, Karthala.

2018 « Entre mythe et histoire, l’évolution du culte de Tyanaba à Samafoula, au Mali », dans Cargo, Revue internationale d’anthropologie culturelle et sociale, n°8, pp. 195-213.

Est-ce que vous avez trouvé cet article utile?

Partagez-nous votre opinion

Les commentaires récents (1)

  1. Parcours intéressant de Moussa Sow .il nous a laissé des empreintes (ses écrits) c’est l’essentiel. Va en paix car tu n’as pas vécu inutilement.