Le débat reste vivant et vif malgré la menace qui pèse sur la liberté d’expression au Mali. Les gens s’expriment dans les grins, les marchés et les médias sociaux et traditionnels. Le débat public est caractérisé par des discours polarisants et des vérités alternatives qui reposent moins sur des clivages structurés autour des préoccupations des citoyens que sur des positionnements opportunistes et intolérants. Dans tout ça, le refus d’expression n’est-il pas la plus grande menace qui pèse sur la liberté d’expression ?
Il ne suffit pas d’interpeller les acteurs qui se sont inscrits dans le refus d’expression sans pour autant chercher à en comprendre les motivations. Ce postulat part d’un constat assez simple, mais seulement en apparence. Des visages et des voix contribuent à la fragilisation de l’espace des libertés en optant pour le refus d’expression. Dit autrement, l’opinion publique est soumise au raisonnement binaire, abordée par les émotions et influencée par des opinions personnelles, car ceux qui peuvent exprimer la nuance ont laissé la place à d’autres qui rejettent le raisonnement et la contradiction.
Le temps des hurlements
Pourtant, cette tendance se confirmait déjà dans les résultats de l’enquête « Mali-Mètre » de 2022 de la fondation allemande Friedrich Ebert Stiftung. Il s’agissait de l’influence des médias sociaux et de la « primauté de l’opinion publique » dans les discours publics. Le refus d’expression s’inscrit donc dans ce contexte de montée d’un discours protestataire amplifié par les médias sociaux (YouTube, WhatsApp, Facebook). Et le discours public s’appuie ou est fortement relayé par une certaine opinion publique qui domine le débat.
Il n’y a donc plus de monopole des télévisions et radios (même si la radio reste le média le plus écouté au Mali) dans la fabrique et la diffusion de l’information. Le narratif des médias étrangers, plus précisément français sur le Mali, n’a plus la même portée ni le même crédit jusqu’à ce que l’exécutif français demande à ses diplomates d’être « beaucoup plus réactifs, beaucoup plus mobilisés sur les réseaux sociaux » afin de contrer ce qu’ils réduisent à de la « propagande anti-française ». Réduire tout ça à de la simple « propagande » ne manque-t-il pas de nuance ?
Pouvons-nous ou devons-nous donc parler que de « bavardage » quand on prend la mesure de la guerre informationnelle qui se déroule actuellement dans certains pays du Sahel ? Ce bavardage n’est-il pas devenu un mécanisme de résistance, de déconstruction des narratifs et d’invention de récits malgré des questions légitimes sur ses procédés et sa finalité ? Sortir du refus d’expression peut-il y changer grand-chose ?
Le complexe de l’utilité
Dans son livre Un Bantou à Washington, l’économiste camerounais Célestin Monga raconte comment de cadre de banque à Douala qui « s’ennuyait dans son bureau feutré », il s’est retrouvé figure de la contestation du pouvoir politique au Cameroun. Son emprisonnement suite à sa « Lettre ouverte à Paul Biya » a créé une mobilisation citoyenne impressionnante pour exiger sa libération. Il évoque également dans l’essai ses tourmentes : «[…] je n’avais aucune envie de me conformer au désordre en vigueur. Je me sentais toujours en décalage avec moi-même, comme en exil de ma propre âme. J’étais particulièrement troublé par la conjonction des silences qui pesaient sur le pays. Silence social […] silence politique à cause du déficit d’idées nouvelles qui caractérisent le débat public au sein d’une élite obsédée par le pouvoir et la jouissance. » Et il ajoute que « les quelques rares intellectuels qui me semblaient avoir pris la vraie mesure de la situation évoluaient trop souvent en solo. Enfermés dans leurs minuscules tours d’ivoire, communiquant rarement entre eux, ils jouaient chacun sa partition et apparaissaient comme des singletons qu’on écoutait par inadvertance. » Nous voilà donc avec du contenu pour mieux expliciter le refus d’expression.
Refuser l’expression est une stratégie qui consiste, malgré une compréhension claire de la complexité des phénomènes sociopolitiques, à réserver sa communication à soi-même et ses semblables, à ne pas enrichir le débat public avec des idées nouvelles, à considérer un phénomène d’ampleur comme un humeur passager.
Pourtant, l’économiste et l’écrivain camerounais nous invite à ne pas être des « addicts au bavardage », de ne pas contribuer à « l’industrie du bavardage » et aux débats futiles. Il dit ne pas sentir « le complexe de l’inutilité » pour donner çà et là des interviews et conférences ou répondre à la « gesticulation polémique ». Comment résister à tout cela, se mettre à la hauteur des problèmes et être utile ? Le paysage politico-médiatique laisse penser qu’il n’y a pas d’espace pour exprimer la nuance et la complexité. Or, il n’y a pas « une opinion publique », comme le rejette d’ailleurs le sociologue français Pierre Bourdieu mais des opinions publiques. Et l’opinion de par sa volatilité se construit et s’entretient. Trop d’efforts peut-être pour ces lucides capables d’exprimer la nuance.
Le refus d’expression est un piège tout comme le raisonnement binaire : l’un et l’autre contribuent à l’enfermement sinon à la négation de la complexité de la pensée. La menace sur les libertés, ce sont les contraintes imposées à certains pour limiter ou réduire leur expression mais c’est également la stratégie volontaire pour d’autres de refuser l’expression ou de la trouver inutile.
La trajectoire du débat public a évolué et ne repose plus principalement sur des préférences politiques partisanes mais de plus en plus sur des positionnements populistes. Pourtant, entre les deux, prennent forme des lignes de clivage sur des questions fondamentales pour notre pays qui doivent avoir toute notre attention. Les bouleversements à l’œuvre actuellement, dans nos pays et dans le monde, interrogent notre modèle de société, de gouvernance, sans oublier notre rapport au monde.