Sur fond de rupture entre la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et certains pays membres à l’origine de la création de la nouvelle Alliance des Etats du Sahel (AES), circule la désinformation. « BenbereVerif » a analysé des dizaines de publications sur les médias sociaux X (ex-Twitter) et YouTube. Nous vous en présentons ici cinq types.
1. La Russie, pas une puissance colonisatrice ?
La Russie a le vent en poupe en Afrique, en particulier dans les pays de l’Alliance des Etats du Sahel (Burkina Faso, Mali, Niger). La visite du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, au Niger et au Tchad début juin, a été saluée avec beaucoup d’enthousiasme. Le ministre russe a promis que la Russie continuerait à livrer des armes au Burkina Faso pour augmenter sa capacité opérationnelle. Plus important encore, Sergueï Lavrov a indiqué que la Russie est prête à apporter son soutien pour « la cause juste des Africains qui tentent de se débarrasser de ce qu’il appelle l’influence néocoloniale », rapporte VOA Afrique.
« Le monde remerciera et retiendra que c’est la Russie qui a liberé l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine des bordels créés par l’Occident (+160 guerres) », s’est entousiasmé sur X la page Mali Indices. Cette idée d’une Russie libératrice de l’Afrique n’est basée sur aucun fait historique vérifiable.
Il est lié à un autre mythe d’une Russie qui, contrairement aux Occidentaux, n’aurait jamais été une puissance colonisatrice. La Russie n’a « pas d’antécédents d’aventurisme colonialiste ou impérialiste en envahissant et en pillant les pays Africains », peut-on lire sur la page X Delphine Sankara. Là où cet internaute a raison, c’est que la Russie n’a pas eu de colonie en Afrique. Mais la Russie a été une puissance coloniale en Europe de l’Est pendant plusieurs siècles. C’est pourquoi l’historien Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri), parle de paradoxe colonial de la Russie : « Coloniale et brutale en Europe, la Russie cherche à apparaître comme puissance protectrice en dehors. Il serait sans doute utile que les pays européens ayant subi l’impérialisme de Moscou en expliquent la teneur aux pays africains, tout en rappelant un des principes du droit international, comme le respect de l’intégrité territoriale », écrit-il.
2. Diomaye Faye et Sonko, « dernières armes de l’Occident pour déstabiliser l’AES »
Le délai de grâce du nouveau président sénégalais Bassirou Diomaye Faye et de son premier ministre Ousmane Sonko a été de courte durée. Ceux qui s’autoproclament « panafricanistes de gauche » (le terme est de Franklin Nyamsi) les accusent de ne pas faire un choix clair entre l’AES et la Cedeao. En effet, pendant sa visite au Mali et au Burkina, le 30 mai 2024, Bassirou Diomaye Faye a plaidé pour que les pays membres de l’AES restent dans la Cedeao, qu’ils ont déclaré vouloir quitter en janvier 2024. « Nous ne pouvons pas nous résigner à observer un outil d’intégration qui est formidable dans sa conception, dans les résultats qu’il nous a valu, et qui a été cité en exemple, se désintégrer sans rien faire », a dit le président sénégalais tout en reconnaissant que la Cedeao doit être réformée.
Une attitude impardonnable pour certains. « L’AES doit faire beaucoup attention à Diomaye Faye et Ousmane Sonko, c’est les dernières armes de l’Occident pour déstabiliser l’AES », écrit un internaute sur X. Cette posture envers Bassirou Diomaye Faye est sans doute liée au fait que l’AES est idéalisée beaucoup plus par ceux qui la soutiennent mais qui n’y vivent pas. C’est ce qu’on remarque, par exemple, en écoutant le youtubeur Elmacio Godson : « L’AES est constituée de personnes avisées, de personnes sages, de personnes intelligentes, de personnes affranchies de l’esclavage du néocolonialisme ».
Pourtant, des analystes politiques avisés ont établi clairement que ce qui distingue la Cedeao de l’AES n’est pas seulement la supposée approche révolutionnaire de cette dernière. « La question de fond, c’est la position de la Cedeao dans la mise en œuvre de son protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance qui ne peut pas admettre en son sein des régimes issus de coup d’État », explique Newton Ahmed Barry, journaliste et ancien président de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) du Burkina Faso, dans Le débat africain de RFI du 31 mai 2024.
3. La France (ou l’Occident) « importe les terroristes chez nous »
Chaque fois qu’un média annonce une attaque « terroriste » dans un pays africain, il y a une foule d’utilisateurs sur les réseaux sociaux qui affirment que ces « terroristes » sont importés par la France ou l’Occident, que l’attaque se déroule au Bénin, au Nigeria ou ailleurs : « Cruauté de la France : elle importe les terroristes chez nous » ; « Ces attaques sont commanditées en vue de conditionner vos esprits à accepter le déploiement de leurs forces militaires sur votre territoire ».
Cette théorie du complot est même « théorisée » par l’activiste camerounais Franklin Nyamsi qui, fort de ses plus de 100 000 followers sur X, ne rate aucune occasion pour s’en prendre à la France. Dans une vidéo sur YouTube, le 14 mai 2024, critiquant la visite du président rwandais Paul Kagame au Sénégal, Franklin Nyamsi écrit : « Paul Kagame envoie souvent son armée là où il y a d’abord des terroristes djihadistes qui arrivent. Mais qui sont les djihadistes ? Ce sont des mercenaires de l’impérialisme occidental. » Il ajoute que les « terroristes » sont financés par les « anglo-américains et européens » qui les envoient déstabiliser les pays qu’ils veulent dominer.
Mais ce discours ne résiste pas à l’analyse. Les Etats-Unis ont financé les Talibans pour se débarrasser de l’Union soviétique en Afghanistan. Le bombardement de la Libye de Kadhafi par l’OTAN en 2011 a contribué à déstabiliser le Sahel. Mais de là à accuser les pays occidentaux de créer tous les groupes terroristes qui agissent en Afrique, il y a un pas à ne pas franchir. Sinon, comment expliquer les attaques du 11 septembre aux Etats-Unis ? Pourquoi la France a-t-elle été frappée par des attaques terroristes à plusieurs reprises ? Est-ce que les pays occidentaux veulent se fragiliser eux-mêmes en finançant des groupes terroristes qui attaquent leurs propres pays ? Dans ce cas, comment expliquer l’existence de djihadistes africains avant même la colonisation, au XIXe siècle?
4. Un fausse « Charte de l’impérialisme »
Le 7 juin, le compte Delphine Sankara, qui a près de 20.000 followers sur X, a diffusé un document intitulé « La charte de l’impérialisme ». Cette fameuse charte aurait été « élaborée à Washington pendant la traite négrière, puis discrètement négociée à la conférence de Berlin en 1885 pendant que les puissances Occidentales se partageaient l’Afrique ; renégocié secrètement à Yalta au moment du partage du monde en deux blocs après la deuxième guerre fratricide Européenne et pendant la création de la Société des Nations, l’ancêtre de l’#ONU. »
Parmi les articles mis en évidence, il y a l’article 5 : « Tous les dictateurs doivent mettre leurs fortunes dans nos banques pour la sécurité de nos intérêts. Cette fortune servira des dons et crédits accordés par nous comme assistance et aide au développement aux pays du tiers-monde. » Il y a aussi l’article 26 qui dispose : « Notre règle d’or est la liquidation physique des leaders et dirigeants nationalistes du tiers-monde. »
Le document a suscité un grand enthousiasme, puisqu’il a été vu par plus de 13 000 personnes et partagé par 110 personnes. « Mais pourquoi nos soi-disant intellectuels, les docteurs en rien, n’ont pas pu dénoncer cette atrocité qu’est la charte de l’impérialisme ? » se demande un des commentateurs sur X. La réponse à cette question est simple. Les intellectuels n’ont pas dénoncé ce document, qui n’est ni daté ni signé, parce que c’est un faux.
Une vérification faite par l’AFP Factuel en février 2022 explique que ce texte a d’abord été diffusé par une certaine Mireille Saki, une écrivaine franco-ivoirienne, qui aurait expliqué avoir exhumé cette Charte des archives du Musée royal de l’Afrique centrale, à Tervuren, en Belgique. L’AFP précise que l’équipe de ce musée a expliqué qu’il s’agit « d’un faux » et a dénoncé une « fake news ». « Il est (…) totalement impensable que l’AfricaMuseum puisse posséder un tel document », explique le musée en question, cité par l’AFP. L’AFP ajoute n’avoir « trouvé aucun document ressemblant à cette charte dans la base de données des collections du musée ».
Le musée dénonce aussi des « anachronismes » et « constructions de phrases inhabituelles dans un langage protocolaire, diplomatique » dans ladite charte. C’est le cas de mots « tiers-monde », « aide économique au développement » ou « leaders » qui « n’ont pas été utilisés avant la seconde moitié du 20e siècle ». Il conclut donc que ce texte « rejoint les théories du complot ».
5. Ceux qu’on n’aime pas sont toujours « manipulés »
Depuis plusieurs mois, il y a deux pôles de conflits entre les pays de l’AES et ceux de la Cedeao. Le premier est entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso. Le président de transition du Burkina Faso, Ibrahim Traoré, accuse son homologue Alassane Ouattara d’héberger ses opposants et de leur donner la parole dans les médias ivoiriens.
Le deuxième pôle de conflit se manifeste entre le Niger et le Bénin. Le Bénin a bloqué, depuis plusieurs semaines, l’embarcation du pétrole nigérien si le Niger n’accepte pas la réouverture des frontières entre les deux pays. Sur les réseaux sociaux, plusieurs messages accusent les présidents ivoirien et béninois d’être des « vassaux» « manipulés » par les « colons », spécialement la France. Dans une interview qu’il a accordée à la chaine Sputnik, un certain Issoufou Kada, présenté comme un « analyste nigérien », résume ce point de vue. Il affirme que le président Patrice Talon « n’est qu’un cheval de Troie » et qu’« on se sert de lui pour créer la chienlit en Afrique de l’Ouest ». L’objectif de la France et des « autres pays » qu’elle utiliserait serait de déstabiliser l’AES, une « zone qui regorge beaucoup de ressources », et de « rendre la sous-région ouest-africaine ingouvernable », surtout pour empêcher que ces ressources ne tombent dans la main de la Russie.
Mais est-il raisonnable de réduire les conflits dans la région aux manœuvres des grandes puissances? Ce serait sous-estimer les dirigeants d’Afrique de l’Ouest qui ont leurs propres intérêts, et qui ont des raisons de ne pas être d’accord.
Et puis, si on pousse plus loin cette logique de manipulation, on peut dire que « chacun manipule son quelqu’un ». Si les uns disent que la France manipule la Cedeao, les autres pourraient avancer que la Russie manipule l’AES.