Le phénomène n’est pas nouveau au Mali, mais il s’étend et touche désormais plus de nationaux.
Cet article a d’abord été publié sur le site de l’Institut d’études de sécurité (ISS).
Il y a eu plus d’enlèvements au Mali au cours des huit premiers mois de 2021 qu’au cours de n’importe quelle année complète documentée par l’organisation Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED). Sur les 935 enlèvements enregistrés depuis 2017, 318 ont eu lieu entre janvier et août de cette année, indique l’organisation. Les chiffres des Nations Unies confirment largement cette tendance.
Pourtant, et malgré toute l’attention médiatique et diplomatique portée à la crise malienne, la multiplication des enlèvements de civils par des acteurs armés aux profils et motivations divers semble passer inaperçue. Bien qu’elle ne soit pas nouvelle, cette pratique en dit long sur la nature du conflit et les priorités des acteurs qui l’animent.
Différents acteurs recourent aux enlèvements pour différentes raisons. Pour les groupes djihadistes, responsables de 46,6% des cas répertoriés par ACLED entre Janvier 2012 et Juillet 2021, il s’agit souvent d’empêcher le retour de l’État central en s’attaquant à ses représentants, et de couper court à toute contestation locale en ciblant les leaders d’opinion. Les otages servent également de monnaie d’échange pour des échanges de prisonniers ou de paiement de rançons.
97% des civils enlevés depuis 2012 sont des Maliens
Les milices et groupes d’auto-défense communautaires, à qui ACLED attribue 17, 6% des enlèvements pendant la même période, utilisent notamment ce mode d’action en représailles contre des personnes qu’ils suspectent d’avoir contribué à des actes de violence contre telle ou telle communauté.
Quelques 33,1 % des enlèvements sont attribués à des groupes armés non-identifiés, suggérant la nécessité de mieux investiguer le phénomène afin d’en déterminer les acteurs et comprendre les dynamiques au-delà des idées reçues.
D’après les données géolocalisées d’ACLED, la majorité de ces incidents se produisent dans les zones déjà fortement touchées par d’autres formes de violence, notamment les zones rurales du centre du Mali, où la présence étatique est faible, ainsi que le long des axes routiers et fluviaux. Cela limite davantage la mobilité des populations déjà isolées par le mauvais état des routes et la présence d’engins explosifs sur les voies de déplacement (graphique 1).
Graphique 1 : Nombre de personnes enlevées au Mali, 2017–2021
Source: ACLED, OCHA-HDX, SWAC-OECD & Natural Earth
(cliquez sur le carte pour agrandir l’image)
Le phénomène des enlèvements n’est pas nouveau au Mali, mais il a muté ces dernières années. Dès le début des années 2000, la partie nord du pays, désertique et historiquement peu contrôlée par l’État central, s’est bâti une réputation de réservoir d’otages. Des groupes liés au courant djihadiste avaient pris l’habitude d’y retenir des otages étrangers enlevés sur place ou dans les pays voisins, en attendant le paiement de rançons pour leur libération. Cette économie a largement contribué au financement local des insurrections violentes, notamment le courant djihadiste.
Paradoxalement, la dégradation du contexte sécuritaire depuis 2012 s’est accompagné d’une diminution des enlèvements d’étrangers, notamment dans les zones à risques, fortement déconseillées par les ambassades. La libération en octobre 2020 de l’ex-chef de file de l’opposition malienne, Soumaïla Cissé, en compagnie de trois otages européens, aurait presque fait oublier que les prises d’otages demeurent un problème d’actualité et un élément structurant de la crise malienne.
L’enlèvement à Gao, début avril 2021, du journaliste français installé au Mali Olivier Dubois, a balayé cette perception. Il a brutalement rappelé la persistance d’un mode d’action qui permet depuis longtemps aux mouvements djihadistes de renflouer leurs caisses grâce au paiement de rançons, de récupérer leurs combattants lors d’échanges de prisonniers et de défier l’État central et ses partenaires.
Historiquement, le ciblage des étrangers a parfois répondu à des motivations stratégiques internes aux mouvements djihadistes. A l’époque où se jouait la mise en place des instances de décision du Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (JNIM), amener à la table des négociations des « otages trophées » telles que la religieuse Gloria Cecilia Narvaez et l’humanitaire Sophie Petronin, aurait ainsi permis à leurs ravisseurs d’asseoir leur positionnement au sein de la hiérarchie interne de la coalition alors en formation.
Les enlèvements représentent près de trois quarts des incidents de violence touchant les humanitaires au Mali
Si la pratique des enlèvements n’est pas nouvelle au conflit malien, son centre de gravité s’est néanmoins déplacé, ces dernières années, du nord vers le centre du pays (graphique 2). 62% des enlèvements répertoriés par ACLED depuis 2017 ont eu lieu dans les régions centrales de Mopti et de Ségou. Ce changement s’inscrit dans le sillage de l’expansion de la crise sécuritaire, au lendemain de la signature de l’Accord pour la Paix et la Réconciliation qui a offert un cadre politique à la gestion de crise au nord mais n’a pas su anticiper la dégradation de la situation dans le centre.
Graphique 2 : Enlèvements de civils au Mali, par années et zones géographiques
Avec ce glissement, le profil des victimes a également changé. Selon ACLED, 97% des civils enlevés depuis 2012 sont des Maliens, une tendance particulièrement affirmée dans le centre du pays et dominée par le ciblage des personnels humanitaires locaux.
Les enlèvements représentent en effet près de trois quarts des incidents de violence touchant les humanitaires au Mali, affectant ainsi la sécurité et l’accès des organisations humanitaires aux populations vulnérables. Les personnalités influentes, telles que les chefs de villages, les leaders religieux, les journalistes, ainsi que les représentants de l’État, figurent aussi parmi les cibles les plus fréquentes.
Les médias internationaux ne couvrent que rarement les enlèvements de nationaux, réduisant ainsi la visibilité du phénomène. Quelques cas emblématiques, tels que celui du magistrat Soungalo Koné, ont fait la une des médias nationaux. Mais la fréquence des enlèvements est telle que la plupart passe inaperçue aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale.
Il est donc impératif de revoir le discours général qui s’est construit autour de la crise malienne à la lumière des données qui mettent en exergue des aspects peu médiatiques mais essentiels de crise, tels que les enlèvements. Les politiques de prévention et de réponse à l’insécurité ne pourront être efficaces que si elles se fondent sur des données empiriques robustes et vérifiables.
L’expérience du Mali en matière de négociation pour la libération d’otages représente également une opportunité. Elle démontre l’existence de canaux de communication qui pourraient servir à dialoguer avec les groupes insurgés. L’option militaire ne parvenant pas à bout de la crise, une partie de l’opinion publique et les élites maliennes réunies en assises nationales a maintes fois appelé de ses vœux un tel dialogue.
Au-delà, il est également important d’apporter aux ex-otages le soutien psycho-social nécessaire pour réapprendre à vivre libre.
Ornella Moderan, Cheffe de Programme Sahel, ISS Bamako; Jose Luengo Cabrera, Analyste de données et Boubacar Diallo, Journaliste, Bamako.