In memoriam : adieu Ngūgī !
Photo d’illustration : Pulse Ghana, 2025. Photo d’illustration : Pulse Ghana, 2025.
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In memoriam : adieu Ngūgī !

Un grand homme s’en est allé, laissant derrière lui une œuvre littéraire et théorique magistrale dont la valeur ontologique restera gravée à tout jamais dans les esprits et dans les cœurs des enfants du continent africain. 

Né James Githuka Ngugi le 5 janvier 1938, il a gommé son prénom chrétien et occidental pour ne devenir que Ngūgī wa Thiong’o. Habité par une force surhumaine qu’il a toujours mise au service de la libération de l’Afrique de l’emprise du colonialisme culturel, Ngūgī n’a jamais ménagé ses efforts pour faire de l’Afrique un continent culturellement autonome, ontologiquement indépendant. Une démarche interprétée par Salman Rushdie comme celle d’un « écrivain ouvertement politique »[1].

Le même Rushdie qui a rapporté à la fois son ébahissement et sa grande admiration vis-à-vis de Ngūgī quand, lors d’une conférence sur la littérature du Commonwealth, l’écrivain kenyan pris la décision de s’exprimer à eux en swahili, pour laisser finalement le soin à un traducteur de traduire sa présentation en anglais et en suédois[2]. Ce jour-là, Ngūgī venait de pousser encore plus loin sa démarche littéraire et politique. Pour Ngūgī, il n’était pas seulement question de dire adieu à l’anglais dans son travail d’écriture.

Se réapproprier les langues africaines

Au-delà de l’idée de libérer totalement l’univers linguistique et littéraire africain des carcans coloniaux[3], Ngūgī avait toujours voulu faire des langues africaines des langues véhiculaires à part entière et les sortir par cette occasion du statut de langue vernaculaire que l’Occident occidentaliste continue de leur imposer. À cet égard, la démarche littéraire de Ngūgī dépassait celle de Chinua Achebe, qui, lui, considérait l’anglais comme un legs à préserver[4]. Pour Ngūgī, l’anglais ne devait pas être conservé. Il ne fallait pas non plus africaniser l’anglais, comme avaient déjà commencé à le faire certains écrivains africains. Il faut tout bonnement se réapproprier les langues africaines et en faire des langues à part entière.

Pour ce faire, la littérature africaine ne devait plus demeurer une « littérature d’une petite-bourgeoisie issue des écoles et des universités coloniales[5] ». Pour Ngūgī, la littérature africaine devait s’adresser à la paysannerie africaine, qui compose la majorité de la population du continent. Pour Ngūgī, « la paysannerie n’avait pas la moindre honte des langues qu’elle parlait, pas plus que des cultures transmises par ces langues ! »[6]. Ce fut la raison pour laquelle Ngūgī, qui imaginait déjà dans les années 60 une littérature africaine avec les mots des travailleurs et des paysans africains[7], a abandonné l’anglais au profit du kikuyu, sa langue maternelle.

La démarche de Ngūgī, qui s’inscrit dans une désaliénation coloniale, se rapproche certainement de celle de Fanon qui a toujours préconisé de ne pas chercher la reconnaissance de ceux qui nous ont toujours ontologiquement avili[8].  En effet, Ngūgī n’a pas été le seul à écrire dans une langue maternelle africaine. Avant Ngūgī, Madagascar avait déjà une longue tradition de littérature en langue malgache[9]. Et avant que Ngūgī adopte définitivement le kikuyu comme langue d’écriture, Adam Shafi Adam avait déjà publié son fameux Kasri ya Mwinyi Fuad[10]. Mais ce qui avait toujours fait la force et la particularité de Ngūgī, ce fut le talent qu’il avait de défendre et d’expliquer sa démarche littérairement politique.

Je me rappellerai toujours cette phrase entendue aux quatre coins du Kenya : « Ngūgī ? Decolonising the Mind[11]? Qui ne connaît pas Ngūgī !» Ngūgī s’en est allé ce 28 mai 2025, laissant fièrement derrière lui des admirateurs comme moi. Toutes mes condoléances à sa famille, au Kenya et à toute l’Afrique. Adieu Ngūgī !


[1] Rushdie, Salman, 1993. Patries imaginaires, Paris, Christian Bourgois éditeur, 10/18, collection « Domaine étranger », p. 79.

[2] Ibid. Rushdie, Salman, 1993 : 79.

[3] Said, Edward W., 2000. Culture et impérialisme, Paris, Fayard & Le monde diplomatique, p. 305.

[4] Wa Thiong’o, Ngūgī, 2011. Décoloniser l’esprit, Paris, La Fabrique, p. 44 et 45.

[5] Ibid. Wa Thiong’o, Ngūgī, 2011: 45.

[6] Ibid. Wa Thiong’o, Ngūgī, 2011: 52.

[7] Casanova, Pascale, 2008. La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, coll. « Points », p. 280.

[8] Fanon, Frantz, 1952. « 7. Le nègre et la reconnaissance » in Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, collection « Points », p. 203 à 215.

[9] Op. cit. Casanova, Pascale, 2008 : 374 et 375.

[10] Adam, Shafi Adam, 1978. Kasri ya Mwinyi Fuad, Dar Es Salaam, Tanzania Publishing House. Traduction française : Les girofliers de Zanzibar, Karthala, 1986 et Le serpent à plumes, coll. « Motifs » 2000.

[11] Wa Thiong’o, Ngūgī, 1986. Decolonising the Mind, Heinemann, Portsmouth.

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