Mali contemporaine
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Blocage du numéro Mali d’Afrique contemporaine : « Une logique plus politique que scientifique » pour Yvan Guichaoua

Chercheur reconnu pour ses travaux sur les questions de sécurité au Sahel, Yvan Guichaoua (*) ainsi que d’autres chercheurs ont protesté sur les réseaux sociaux contre ce qu’ils appellent « une censure » par l’Agence française de  développement du dernier numéro de la revue Afrique contemporaine. Il a préféré envoyer ce texte pour être publié sur Benbere pour expliquer les raisons avancées par l’AFD, qui héberge la revue, pour bloquer le numéro spécial sur le Mali d’Afrique contemporaine. Plusieurs membres du comité scientifique ont annoncé leur démission dont Yvan Guichaoua lui-même, mais aussi le rédacteur en chef, Antoine Pérouse de Montclos et Vincent Foucher.

“Je suis heureux de m’exprimer sur la plateforme Benbere à qui je souhaite beaucoup de réussite. Je me permets deux précisions avant de répondre à votre question. Premièrement, cette « affaire » est parfaitement insignifiante au regard de la tragédie d’Ogossagou, sur laquelle toutes les énergies devraient être concentrées. Deuxièmement, je m’exprime en mon nom propre et avec l’information pas forcément complète dont je dispose.

Voici mes éléments de réponse au sujet du numéro d’Afrique contemporaine sur le Mali actuellement bloqué (et donc, pour l’heure, de facto censuré) par l’Agence française de développement, à laquelle la revue est adossée. Je participe de trois manières (et bénévolement) à la vie de la revue Afrique contemporaine. Je fais partie du Conseil scientifique, qui, tous les ans, fixe les grands axes stratégiques de la revue. Je fais aussi partie du comité de rédaction opérationnel, qui se réunit plusieurs fois par an et qui gère la progression des numéros en préparation. Et enfin, occasionnellement, quand mes compétences me le permettent, j’évalue la qualité scientifique des articles soumis à la revue.

En août 2018, un numéro Mali nous a été proposé par Bruno Charbonneau et son équipe, que nous avons accueilli avec enthousiasme. L’équipe de Bruno Charbonneau nous a fourni une série d’articles pour composer un numéro entier, dont l’évaluation a été confiée à plusieurs membres du comité opérationnel, moi compris. D’autres articles n’émanant pas de l’équipe de Bruno Charbonneau ont aussi été ajoutés à ce numéro. Le processus d’évaluation des articles s’est déroulé d’août 2018 à janvier 2019. Il fut loin d’être complaisant. Certains articles ont été rejetés, d’autres ont reçu des critiques impliquant des révisions importantes de la part des auteurs. Ce processus est celui de n’importe quelle revue à vocation scientifique attachée à la qualité de ce qu’elle publie. Être évalué par ses pairs fait partie d’un jeu que tout chercheur accepte.

En janvier 2019, les évaluateurs sont parvenus à un consensus sur la qualité des articles révisés et ont donné un accord pour leur publication. Ces articles proposent une analyse sérieusement étayée de divers aspects de la situation politique au Mali. On peut ne pas être d’accord avec leurs conclusions mais leurs propos sont parfaitement légitimes au plan scientifique et ils reposent sur des bases empiriques solides.

C’est alors que nous avons entendu parler des réticences de l’AFD à publier le numéro. Ces réticences se sont exprimées lors d’un comité opérationnel tenu en février. Trois reproches ont été faits, concernant respectivement la qualité scientifique du numéro, le « risque réputationnel » qu’il ferait courir à l’AFD, voire le risque juridique (possibilité de poursuites pour diffamation). Ce sont ces éléments qui ont finalement poussé l’AFD à bloquer le numéro, malgré de longues discussions avec la rédaction en chef.

Ce blocage est un désaveu du travail des évaluateurs. A titre personnel, je n’ai pas réfléchi longtemps pour donner ma démission, qui fait suite à celle du rédacteur en chef Marc-Antoine Pérouse de Montclos. Le désaveu exprimé par l’AFD signifie que j’ai travaillé pour rien sur un numéro dont le sort n’est pas décidé sur la base d’arguments scientifiques. Par ailleurs, aucun des arguments fournis par l’AFD pour suspendre le numéro ne me semble convaincant :

1) ce n’est pas à des non-scientifiques de juger de la qualité scientifique des articles;

2) je ne sais pas ce qu’est concrètement le « risque réputationnel » mais ça ressemble fort à un cache-sexe pour dire « nous ne voulons pas faire de vagues politiquement »;

3) l’argument juridique est tout à fait audible, mais il ne tient pas la route pour deux raisons. Premièrement, pourquoi bloquer tout un numéro pour quelques passages potentiellement dangereux au plan légal ? Deuxièmement, cet argument est vide en l’occurrence: tout le contenu potentiellement sensible des articles visés a déjà été publié ailleurs, notamment par des organisations des droits de l’homme (la FIDH), sans provoquer de remous juridiques.

Le problème de ce numéro n’est donc pas son contenu. Le problème, c’est la logique plus politique que scientifique de l’AFD qui conduit à le bloquer. C’est cette logique qu’il faut interroger. J’ai été invité à rejoindre Afrique contemporaine pour promouvoir des échanges intellectuels rigoureusement formulés autour des questions africaines, pas pour servir une ligne politique. D’où ma décision de quitter la revue.”

 

  • Yvan Guichaoua est diplômé de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Chercheur, il enseigne à la Brussels School of International Studies, rattaché à l’Université du Kent (Royaume-Uni).

 

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