Sahel : où sont les intellectuels? (I)
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Sahel : où sont les intellectuels? (I)

Qu’est-ce qu’un intellectuel, et pourquoi il n’y en a pas au Sahel (rien que ça!)

Rahmane Idrissa, spécialiste de sciences politiques et chercheur rattaché au Centre des études africaines de l’Université de Leiden (Pays-Bas) et au Lasdel (Laboratoire d’études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local, Niamey), a initialement publié ce texte sur son blog Gazette Perpendiculaire. Avec son accord, nous le proposons aux lecteurs de Benbere, en quatre parties, pendant que continue de monter cette question dans nos pays où la situation sociale et politique connait un développement calamiteux : « Où sont les intellectuels ? ».

Il y a toujours et partout eu des intellectuels, et ils ont toujours été rares. Mais s’ils furent rares par le passé à cause de l’isolement et de la pénurie, ils le sont aujourd’hui à travers la connexion et la pléthore. Qu’est-ce qu’un intellectuel au juste ? Une définition exacte me paraît impossible, mais certains attributs significatifs doivent être présents : c’est un travailleur de la pensée qui œuvre suivant une éthique de la vérité en vue de l’éducation et de l’émancipation de ses semblables. Cette proposition est bonne (je crois) dans le sens où chaque mot compte, chaque mot est clef, rien de trop.

D’abord pour être intellectuel il faut travailler, pas nécessairement, peut-être même pas du tout comme le ferait un chercheur ou érudit universitaire, qui est aussi un travailleur intellectuel. Le chercheur, le scholar, comme dit l’anglais, est un spécialiste. Il a un objet très précis au-delà des limites duquel il n’a rien à dire. L’érudit byzantiniste, le spécialiste du commerce des porcelaines en mer de Chine orientale à l’époque des Ming, l’expert en matière de problèmes sécuritaire dans les économies émergentes produisent des connaissances – pas de la pensée. Non pas d’ailleurs que cette substance mentale indéfinissable (c’est d’ailleurs cette affaire de « pensée » qui rend la définition de l’intellectuel pratiquement impossible à mes yeux) soit absente des travaux érudits, mais elle y est restreinte, assujettie, son énergie créatrice est bridée par les nécessités et les rigueurs de la discipline.

La moquerie d’Oscar Wilde

Le travail de la pensée chez l’intellectuel peut paraître plus aisé, en tout cas moins fastidieux – mais en fait, il est plus pénible tout en étant également plus exaltant. C’est un travail presque au sens où l’accouchement en est un. Son objectif n’est pas tant de nous apporter de nouvelles connaissances que de transformer notre pensée même en la portant à un niveau de conscience plus élevé, souvent de façon inconfortable d’abord. (Parlant d’accouchement, c’est ainsi que Socrate, maître penseur de son état, parle de son art intellectuel comme de l’art de la sage-femme – la maïeutique).

Puis il y a l’éthique de la vérité, ce qui est une autre manière de dire l’éthique du doute. L’intellectuel est celui qui ne sait pas, mais – on en revient à Socrate (sauf que Socrate, en tout cas tel que présenté par Platon, prétend seulement ne pas savoir) – qui sait qu’il ne sait pas. Ce point distingue l’intellectuel d’une autre figure du travailleur intellectuel, le prêtre. Par-là, je ne veux pas dire seulement le prêtre en religion, mais tout travailleur intellectuel qui est rivé à un dogme, qu’il soit religieux ou idéologique.

Le prêtre pense, éduque, donc amène à un plus haut degré de conscience, mais en établissant des bornes que la pensée ne saurait franchir, et en posant des idoles qu’elle ne saurait renverser. La vérité et son fidèle compagnon le doute sont dangereux. Ils induisent, apparemment, une instabilité permanente de l’opinion, et surtout calcinent à force de lucidité les croyances dont l’être humain pense qu’il a besoin pour agir, ou même pour être. L’objectif du prêtre n’est pas la vérité en tant que telle, mais la vérité au service d’une religion ou d’une cause.

Pour l’intellectuel véritable, la vérité doit être au service de la vie, c’est-à-dire d’un tissu de contradictions, d’une masse de confusion, d’un brouillard dans lequel il faut avancer et pour laquelle, en effet, la lucidité (luciditas, en latin, c’est la luminosité) est la seule arme valable. Oscar Wilde, se moquant de l’expression « la vérité pure et simple », a dit que « la vérité est rarement pure et jamais simple ». On ne peut la posséder entièrement, on n’en a jamais qu’un fragment, et c’est pour cela que l’intellectuel doit être toujours aux aguets, toujours à l’écoute, toujours prêt à se laisser surprendre et étonner. La différence entre l’intellectuel et le non-intellectuel est que la chose qui le choque, le gêne, l’irrite ou le met mal à l’aise est précisément la chose qui suscite sa curiosité et son désir de comprendre, car elle suppose une vérité, une part de vérité qu’il n’a pas sue.

Philosophie aisée et philosophie abstruse 

Il y a ensuite l’éducation et l’émancipation du semblable, qui est la seule chose qui doit discipliner l’éthique de la vérité. Elle fait du travail du penseur un art, un art rhétorique. La vérité doit être présentée au semblable de façon à ce qu’elle puisse lui être véritablement utile.

Hume en parle en ouverture de son Enquête sur l’entendement humain, lorsqu’il distingue la philosophie aisée de la philosophie abstruse : « Il est certain », écrit-il, « que la philosophie aisée et abordable [obvious] aura toujours les préférences de la généralité des hommes par rapport à celle qui est précise et abstruse ; et bien de gens recommanderont le fait qu’elle est non seulement plus agréable, mais plus utile que l’autre. Elle pénètre mieux l’ordinaire de la vie ; façonne le cœur et les sentiments ; et en touchant aux principes qui font agir les hommes, réforme leur conduite et les rapproche davantage des modèles de perfection qu’elle dépeint. À l’inverse, la philosophie abstruse, étant fondée sur un état d’esprit qui ne peut se faire aux affaires et à l’action, se dissipe dès que le philosophe quitte l’ombre et se montre en plein jour ; et ses principes ne peuvent aisément conserver leur influence sur notre conduite et notre comportement. Les sentiments du cœur, l’agitation des passions, la véhémence des émotions, dissolvent toutes ses conclusions et réduisent le philosophe aux idées profondes à l’état du commun des mortels. » (Ma traduction).

Hume est peut-être un peu dur pour ceux qu’il traite de philosophes abstrus (il mentionne Aristote, Malebranche et Locke), mais son propos nous rappelle que l’intellectuel n’est pas le philosophe, au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Hume écrivait en un temps où une telle distinction n’existait pas encore, puisque le mot « intellectuel » n’avait pas encore été inventé. Tout penseur était donc philosophe.

Mais l’occupation d’Aristote, de Malebranche ou de Locke était essentiellement différente de celle de Cicéron, de La Bruyère ou d’Addison (ce sont les trois « philosophes aisés » que Hume leur oppose). C’est la différence du scientifique à l’artiste. Aristote fait de la pensée scientifique, ce qui le rapproche des chercheurs et érudits, bien qu’il ne fasse nullement partie de leur bande. Ceux que Hume qualifie de philosophes abstrus sont d’ailleurs bien souvent à l’origine des disciplines scientifiques modernes : Aristote comme Locke sont considérés comme les pères fondateurs de la science politique, ce qui n’est pas le cas de Cicéron (pourtant auteur d’un essai dialogué sur la politique, le De re publica).

Des intellectuels parmi la population illettrée et afrophone

Les philosophes abstrus le sont parce qu’ils créent un langage spécialisé, ce qu’en philosophie on appelle des concepts (et Gilles Deleuze a une fois défini l’objet de la philosophie comme la création de concepts), langage spécialisé qui s’apparente au langage technique des sciences ; les philosophes aisés le sont parce qu’ils usent du langage commun, directement accessible à tout le monde, et ils se rapprochent donc plutôt du langage ornemental et affectif de la littérature et de la poésie. Les premiers recherchent la vérité dans sa plus grande pureté possible et dans sa plus grande complexité, sans souci pour ses usages : c’est de la pensée fondamentale ; les seconds recherchent une vérité plus impure et moins complexe, car elle doit entrer dans la vie contradictoire des hommes et dans l’entendement du plus grand nombre : c’est de la pensée pratique.

Mais la pratique qu’elle vise est donc celle de l’éducation du semblable à la vérité humaine, toujours offusquée par les idoles de la tribu, la cage des dogmes divers et variés, l’urgence des sentiments et des émotions ; c’est une pratique qui vise à nous libérer de ces choses, à faire de nous, véritablement, des humains : Émile, plutôt que le Citoyen.

Voilà donc pour la définition de l’intellectuel.

Cette figure, disais-je, a toujours et partout existé, mais dans des conditions différentes. Il en est ainsi simplement parce que les hommes ont toujours pensé. Par exemple, il y en avait en Afrique avant l’ère moderne, et il y en a en dehors des milieux sociaux que les Africains francophones qualifient abusivement d’intellectuels.

J’ai personnellement plus rencontré de véritables intellectuels parmi la population illettrée et afrophone du Niger que parmi les lettrés et francophones (ou arabophones). Certains des prédicateurs nigériens que j’ai écouté pour mon travail de thèse doctoral il y a une dizaine d’années étaient de véritables intellectuels, et pas toujours du style prêtre, puisque quelques-uns au moins ne se servaient du langage de l’islam que comme d’un outil rhétorique pour, à la façon du philosophe aisé de Hume, se faire entendre et écouter par une population islamisée.


Retrouvez les parties

Vous pouvez lire le texte en entier sur le blog Gazette Perpendiculaire de Rahmane Idrissa : « Où sont les intellectuels ? »

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