Sahel : où sont les intellectuels? (IV)
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Sahel : où sont les intellectuels? (IV)

Qu’est-ce qu’un intellectuel, et pourquoi il n’y en a pas au Sahel (rien que ça!).

Rahmane Idrissa, spécialiste de sciences politiques et chercheur rattaché au Centre des études africaines de l’Université de Leiden (Pays-Bas) et au Lasdel (Laboratoire d’études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local, Niamey), a initialement publié ce texte sur son blog Gazette Perpendiculaire. Avec son accord, nous le proposons aux lecteurs de Benbere, en quatre parties, pendant que continue de monter cette question dans nos pays où la situation sociale et politique connait un développement calamiteux : « Où sont les intellectuels ? »

Dès lors, comme devant tout phénomène objectif, l’on peut se positionner pour des raisons subjectives, et c’est tout : j’éprouve de la sympathie pour le combat de Sankara et de l’aversion pour celui de Dicko, mais c’est simplement parce que c’est moi – quelqu’un d’autre aura des sentiments exactement inverses, et telle sera sa prérogative. Cela veut dire que, dans la mesure où il faut être citoyen, je préférerais être citoyen sous Sankara plutôt que sous Dicko – mais quel que soit le cas, un intellectuel véritable continuerait à devoir assumer sa responsabilité vis-à-vis de la société et son engagement pour la vérité, sous l’un comme sous l’autre. Et, j’en ai peur, au péril de la vie dans l’un cas comme dans l’autre.

Cela étant dit, le danger foncier de la cause, c’est de se transformer en « infâme ». Elle peut l’être dès le point de départ, d’ailleurs, et elle l’est souvent en puissance : le fascisme, le nazisme, étaient infâmes dès leur apparition, ils sont nés monstres ; le panafricanisme anti-impérialiste ne pouvait l’être, puisqu’il combattait quelque chose d’infâme et de monstrueux – le racisme et l’impérialisme. Mais il l’était en puissance, parce qu’il voulait les combattre avec leurs propres armes, et en reproduisant leurs structures internes. C’est, par exemple, l’histoire de Cheikh Anta Diop, qui, parce que l’oppresseur européen, dans son infâmie – plutôt que dans son intellectualité – pensait en termes de race et exaltait sa « Civilisation » héritée de la Grèce antique, terre de science et de philosophie, pensa aussi en termes de race, et voulut proclamer la supériorité de la sienne (« les nations nègres »), enracinée dans l’Égypte antique dont la Grèce n’aurait fait que piller les trouvailles. Take that, Europe ! aurait-il pu dire. Témoin, en 1940, de l’effondrement de la France face à l’Allemagne nazie, il s’en réjouit et pensa qu’il fallait s’inspirer de l’hitlérisme – ce qui rappelle la joie immorale éprouvée par les actuels intellectuels engagés africains lorsque la Russie a attaqué l’Ukraine. La vérité du droit veut que toute violence de ce genre, qu’elle qu’en soit l’origine, soit considérée comme une attaque contre l’humanité et la civilisation. Mais cette vérité importe peu lorsqu’on a une cause : l’attaque de l’OTAN contre la Libye était une infâmie, celle de la Russie contre l’Ukraine est vue comme une bénédiction.

« L’heure de la Bêtise »

L’intellectualisme engagé commence comme une pensée vivante, se transforme en dogme, et finit en bêtise. Nous en sommes à ce stade : l’heure de la Bêtise. Cette évolution s’explique assez simplement : les premiers intellectuels engagés inventent le langage et la tradition et sont donc astreints au travail de la pensée, certes, dans les limites de la cause, mais non sans que des éclats d’intelligence pure ne rejaillissent de l’intensité de l’ouvrage : je conseillerai toujours de lire Cheikh Anta Diop, par exemple, la pensée et l’intelligence pulsent à presque chaque page. Dans la seconde phase, la tradition est établie, le langage est devenu courant, il y a des textes sacrés et des figures prophétiques, on les lit encore, on les écoute, et on en tire une pensée dérivée, certes appauvrie et inerte, mais qu’on peut ingérer et de laquelle on peut tirer une certaine intelligence. Enfin, dans la troisième phase, on est à l’ère des slogans, des commémorations et des théories fondamentalistes. Les textes sacrés ne sont plus vraiment lus, les figures prophétiques deviennent simplement des noms qui imposent silence et unanimité. Ils ont été transformés en momies mentales, et on les invoque pour justifier ses propres imaginations, à la manière dont les salafistes invoquent Dieu pour porter des pantalons « sautés » et se teindre la barbe au henné. L’évolution est fatale parce que seule l’intellectualité véritable nous préserve de la bêtise. L’intellectuel véritable ne rejette d’ailleurs pas les textes des intellectuels engagés, mais il les lit sans révérence, pour y trouver des points d’accord ou de désaccord, et comprendre ce qu’ils apportent ou prennent à la vérité. Il dit ce qu’a dit Aristote à propos de Platon : « Je suis ami de Platon, mais encore plus, ami de la vérité ». Cette attitude fait que ces textes restent, pour lui, des choses vivantes, avec des éclats et des errements, et toute la chaleur d’une époque révolue qui monte d’une pensée qui s’y est colletée.

Les intellectuels engagés d’aujourd’hui sont fondamentalistes. C’est-à-dire qu’ils veulent retourner en 1940, en 1950, ou croient y être encore – à la manière dont les Salafistes veulent retrouver le temps des Compagnons du Prophète. Comme en 1950, nous sommes colonisés, nos dirigeants sont des gouverneurs coloniaux, et toutes nos misères sont causées par l’impérialisme, qui demeure notre problème principal, même unique. Cela n’est pas le propre, soit dit en passant, des pays francophones. On parle beaucoup d’un effet de ce fondamentalisme intellectuel, le sentiment antifrançais, mais un ami nigérian de Kano à qui je l’expliquai hier me répondit que la même attitude existe de l’autre côté de la frontière : « Abin iri daya ne [haoussa pour « les choses sont pareilles »]. Ici, ceux qui penchent vers le socialisme incriminent un « complot occidental » tandis que ceux qui penchent vers l’islam parlent de « complot juif ». » Ainsi donc, alors que les Nigériens se sont persuadés – grâce aux déclamations de leurs intellectuels engagés – que les Français ont créé de toute pièce Boko Haram, les Nigérians s’imaginent que ce sont les Américains. Il n’y a pas d’argument ou d’évidence factuelle qui puisse affecter ces théories, puisqu’elles relèvent moins de la pensée que de la faillite de la pensée. Une fois que l’attachement à une cause a produit ces effets de dogme et de religion, il emprisonne la pensée et la fige dans une ambre qui l’empêche d’évoluer avec les temps et la dérobe au contact de l’air vivant, qui la réduirait à néant.

Si les intellectuels engagés continuent à vivre en 1960 ou dans ces parages – au Niger, le principal mouvement d’intellectuels engagés, le M62, se réfère encore à cette année, le 62 en question étant les soixante-deux ans écoulés depuis l’indépendance – cela veut dire qu’ils ne pensent pas notre époque et ces nombreux problèmes qui sont très différents de ceux de 1960. Pour ne pas rester totalement démunis, ils développent des théories qui extrapolent sur les conditions de 1960 et les ajustent aux événements de 2022. Certains de ces événements peuvent plus ou moins corroborer les extrapolations, mais les trous restent tout de même nombreux, et doivent être donc comblés par des déductions totalement imaginaires. Comme ces déductions sont nécessaires à la cohésion de la théorie, cependant, nos intellectuels fondamentalistes ne peuvent en accepter la réfutation ou même la discussion – quitte à s’enfermer, devant des objections trop incommodantes, dans le silence. Mon ami nigérian a continué son message : « Ni kuma [quant à moi] je leur dis d’habitude tout simplement, eh bien, puisque vous connaissez les responsables, pourquoi les laissez-vous faire ? Pas de réponse. Ou alors je pose une question très pragmatique : quel Juifs/Américain a empêché Buhari de recruter assez de troupes et de les équiper pour détruire les terroristes ? Nous avons une immense population de jeunes chômeurs tous prêts à se faire recruter et on peut acheter toutes sortes d’armes et de munitions de la Chine, du Pakistan, de la Turquie, de la Russie, etc. Qui empêche Buhari de s’y mettre ? Toujous shiru [silence] » Bien sûr, dans le Sahel francophone, la réponse est plus facile. Un jour, au Burkina, un personnage m’a assuré que la France empêchait son pays d’acheter des armes ailleurs que chez elle, tout en refusant de lui en vendre. C’était du temps de Roch March Christian Kaboré qui, conscient de la véhémence du sentiment antifrançais au Burkina, limitait au maximum ses rapports avec la France. Je fis remarquer à ce personnage que le Niger, dont l’alliance avec la France était fermement établie, ne se privait pas d’acheter des armes en Turquie et ailleurs ; et que je ne pouvais croire que ce que la France n’imposait pas au Niger, elle pouvait l’imposer au Burkina dans l’état actuel des choses. Cette mienne réplique ne lui fit pas battre un cil : c’était un true-believer, un croyant indéfectible en la toute-puissance de la France, pratiquement inentamée depuis 1960.

Effondrement intellectuel

Ce fondamentalisme a pollué jusque les sommets de l’État au Mali et au Burkina. J’ai écouté un discours du nouveau premier ministre burkinabè qui accuse à mots couverts la France d’armer et d’aider les terroristes. En notre temps, le djihadisme – qui est ce que le discours commun, élitaire, appelle « terrorisme » – est un phénomène international et décentralisé qui frappe des endroits aussi divers que le Sahel, la Somalie, l’Afrique de l’Est, l’Afghanistan, la Syrie, l’Irak, la Libye – qui est encore actif en Asie du Sud-est, qui a longtemps frappé l’Inde, le Sri Lanka, même des pays européens, jusque et y compris la France. Mais le premier ministre du Burkina Faso pense que, dans le cercle étroit du Liptako-Gourma, ce sont les Français qui suscitent et encouragent le djihadisme. Et les passages de son discours où ces accusations à peine voilées ont été émises sont ceux qui ont été les plus applaudis. C’est un effondrement intellectuel.

Ce qui a commencé ma discussion avec mon ami nigérian, c’est une vidéo qui lui a été envoyée sur WhatsApp montrant la première ministre Giorgia Meloni en train de brandir un billet de franc CFA devant un animateur sur un plateau de télévision tout en accusant la France de plonger ses anciennes colonies dans la misère en s’accaparant de 50% de leurs devises étrangères, ce qui est une « explication » pour le moins grotesque du mécanisme de la monnaie CFA. Cette vidéo est probablement ancienne. Il y a quelques années, le commentariat italien s’était excité sur la question du franc CFA parce que beaucoup de monde, en Italie, en avaient assez que leur pays soit aux premières loges des navires de sauvetage et autres radeaux de la Meduse en provenance de Libye et cherchaient des moyens de faire pression sur d’autres pays européens pour leur passer la patate chaude. D’ailleurs Meloni, devenue cheffe de gouvernement, a interdit à un navire de sauvetage de migrants d’accoster en Italie, et la France a dû le recueillir : détail, la majorité de ces migrants étaient soit non-africains, soit originaires de pays africains non-francophones. À l’époque où le CFA faisait débat en Italie, je fus approché par une radio italienne (gauchiste cette fois) pour donner mon avis. Le désir clairement exprimé était que je me montre violemment critique à l’endroit de « la monnaie coloniale ». Comme j’ai expliqué que je serai plus nuancé, ils ont laissé tomber la demande d’entretien. Je donnai donc tous ces éléments de contexte à mon ami en ajoutant que je craignais que ce genre de démagogie internationale ne crée de nouveau une convergence entre les intellectuels d’Afrique francophone et un leader fasciste européen (après Poutine). Il me répondit : « Il est triste que les gens veuillent entendre TOUT ce qui peut être négatif à propos de leur « ennemi » et ils applaudiront l’orateur sans vérifier la véracité de ce qui a été dit et les motifs et antécédents de l’orateur. J’essaie souvent d’expliquer que l’ennemi de ton ennemi n’est pas forcément ton ami, en fait il pourrait aussi être ton ennemi. Je ne sais pas comment nous pouvons combattre cette espèce de mentalité de troupeau. »

Comme le demande souvent un ami à moi à Niamey : « Où sont les intellectuels ? »


Retrouvez les parties

Vous pouvez lire le texte en entier sur le blog Gazette Perpendiculaire de Rahmane Idrissa : « Où sont les intellectuels ? »

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