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Sahel : où sont les intellectuels? (III)

Qu’est-ce qu’un intellectuel, et pourquoi il n’y en a pas au Sahel (rien que ça!). 

Rahmane Idrissa, spécialiste de sciences politiques et chercheur rattaché au Centre des études africaines de l’Université de Leiden (Pays-Bas) et au Lasdel (Laboratoire d’études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local, Niamey), a initialement publié ce texte sur son blog Gazette Perpendiculaire. Avec son accord, nous le proposons aux lecteurs de Benbere, en quatre parties, pendant que continue de monter cette question dans nos pays où la situation sociale et politique connait un développement calamiteux : « Où sont les intellectuels ? »

Il est pénible, parfois dangereux de penser contre l’opinion commune, mais on n’éduque pratiquement la société que de cette façon. Le mot « éduquer » vient du latin ex ducare, « conduire hors de ». La chose dont on tirerait ainsi l’individu à travers l’éducation est la nature, l’animalité – en vue, donc, d’en faire un humain (le mot latin pour raffinement et civilisation est humanitas). Éduquer la société revient à la tirer de ses erreurs et préjugés, ainsi que de ce terreau corrompu de pensées anciennes qui ont pu être, en leur temps, libératrices et civilisatrices, mais qui se sont calcifiées au fil des ans et des décennies en dogmes ou qui se sont abîmées en bêtise fédérale. C’est ce que Voltaire, peut-être le premier intellectuel de facture moderne, appela « l’infâme » – lui qui était si conscient du danger du principe de responsabilité qu’il a choisi de vivre près de la frontière suisse afin de pouvoir s’esquiver dès que les diverses puissances de l’ordre établi en France auraient voulu se saisir de sa personne.

Mais cela n’est pas l’engagement : ce terme, à propos de l’intellectuel, peut s’employer à la rigueur comme d’un engagement vis-à-vis de soi, de s’examiner soi-même et de se fortifier. Il dénote ainsi le côté sinon professionnel au moins « métier » de l’activité de l’intellectuel : pour se poser en éducateur, il faut en acquérir et cultiver les vertus, lesquelles proviennent d’une forme d’engagement de soi à soi, d’une méfiance vis-à-vis de soi-même, de ses propres faiblesses morales et intellectuelles, et des pièges possibles de la position sociale ou culturelle où l’on se trouve. C’est, en somme, un engagement vis-à-vis de la pierre de touche de l’intellectuel, l’éthique de vérité.

« Soumettre sa vie à la vérité » 

En revanche, l’engagement à une cause, même juste dans son contexte, est une sorte de trahison de la mission de l’intellectuel. Le livre le plus important sur le caractère de l’intellectuel est peut-être La Trahison des clercs de Julien Benda, paru en 1927. Je mentionne la date parce que c’était une époque où Benda pouvait voir avec angoisse et effarement nombre d’intellectuels européens glisser vers le fascisme montant, et trahir leur devoir premier et unique, l’éthique de la vérité, pour célébrer les idoles de la tribu, le nationalisme fascisant qui se répandait comme un chancre autour de lui. Ces clercs, comme il dit, ces intellectuels étaient effectivement engagés, mais ils étaient irresponsables – de ce fait même. Ils étaient prêts à guider les hommes vers le désastre et le carnage par la force de leur pensée au nom de leur engagement pour une cause, et non plus par rapport à eux-mêmes et à la vérité. Le crédo de l’intellectuel, c’est J.-J. Rousseau qui en fait un jour sa devise, vitam impendere vero, « soumettre sa vie à la vérité » : eux, ils soumettaient leur vie à une cause.

Bien entendu, la cause peut être plus juste que le fascisme, et tel, certainement, était le cas de la lutte contre la domination étrangère (coloniale) qui a mobilisé les intellectuels engagés en Afrique pratiquement au berceau. Mais elle a fait d’eux des prêtres : des gens qui partent d’une certitude, non d’un doute ; qui sont convaincus qu’ils détiennent la vérité, et qui ne la cherchent donc pas ; qui sont soucieux de guider la société pour la lutte et la victoire finale, mais ne s’occupent pas de la comprendre et de l’expliquer ; pour qui d’ailleurs la société n’existe pas, ce qui existe, c’est « le peuple », « la nation » ; qui ne veulent donc pas la libérer de ses propres démons, mais lui imposer la direction prescrite par la cause, sa « victoire », sa « libération ». Pour ce faire, l’intellectuel engagé ne vise pas la vérité, mais le pouvoir. Si son discours est un discours de libération, c’est une libération dont il détient la clef, et dont il impose la forme au « peuple », sûr qu’il est d’être son chef et son guide bienveillant (bien qu’il fasse toujours partie de l’élite : mais il ne s’examine pas). Une fois arrivé aux commandes, il est presque toujours un despote (souvent d’ailleurs un despote charismatique) puisque son attachement à une cause qu’il sait juste le dispense des prudences et des précautions de l’homme qui doute et qui cherche.

Produire des Africains et non des hommes

Il peut être difficile d’admettre la vérité de ce portrait dans le cas des intellectuels engagés anti-impérialistes et panafricains, mais il n’y a pas de différence, dans les formes, avec des rivaux qu’ils avaient, et continuent d’avoir, dans les pays du Sahel – les intellectuels engagés salafistes ou salafisants et panislamiques. Si comme je l’ai écrit plus haut, les premiers veulent non pas produire des hommes, mais des Africains ; et leur semblable n’est pas tout être humain, mais l’homme africain, voire, dans certains cas, l’homme négro-africain – pour les seconds, il s’agit de produire non pas des hommes ou des Africains, mais des musulmans, et le semblable est, avant tout, le musulman. Si les adeptes des premiers sont transportés par le charisme de Aminu Kano ou Thomas Sankara, les sympathisants des seconds le sont par celui de Abubakar Gumi et Mahmoud Dicko. Le tabac est différent, mais c’est la même pipe.

En somme, l’intellectuel engagé est quelque chose de très différent de l’intellectuel véritable. En réalité, c’est un acteur politique, un soldat de sa cause, qui met à son service les ressources de la pensée, comme d’autres militants lui apportent ceux des finances, ou de l’engagement physique, ou des applaudissements et des acclamations. Il est parent de l’intellectuel organique, à cette différence près que ce dernier apporte le concours de la pensée à l’ordre établi, tandis que lui l’apporte à la subversion de l’ordre établi. D’ailleurs une fois la victoire obtenue, l’intellectuel engagé se mue tout naturellement en intellectuel organique.


Retrouvez les parties

Vous pouvez lire le texte en entier sur le blog Gazette Perpendiculaire de Rahmane Idrissa : « Où sont les intellectuels ? »

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