Le général Moussa Traoré, communément appelé « GMT », est décédé le 15 septembre 2020. Les putschistes du 18 août 2020, regroupés au sein du Conseil national pour le salut public (CNSP), ont décrété trois jours de deuil et décidé de lui organiser des funérailles nationales le vendredi 18 septembre 2020. La disparition de l’ancien dictateur offre l’opportunité de revenir sur le parcours d’un homme dont les vingt-trois années de dictature féroce ont laissé des traces indélébiles dans la société malienne.
La mort a ceci de particulier qu’elle jette une lumière crue sur ce que l’homme a accompli durant sa vie terrestre. Elle révèle, en quelque sorte, la véritable nature de l’homme, le dessein qu’il a poursuivi. C’est un moment de vérité auquel un être vivant ne peut échapper. Les gestes constituent le meilleur indicateur de la vraie nature d’un homme.
Ironie de l’histoire : GMT a usurpé le pouvoir, le 19 novembre 1968, dans le contexte de la guerre froide au moment où les Occidentaux combattaient férocement l’ex-Union des républiques socialistes soviétiques et cherchaient à annihiler le sentiment nationaliste, qui avait permis aux Africains d’arracher leur indépendance des mains des anciennes puissances colonisatrices.
GMT est sorti de l’histoire, précisément avec la fin de la guerre froide marquée par la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, et qui s’est traduite, notamment, par la naissance d’une puissante vague de démocratisation dans les années 1990 tant en Europe orientale que dans le reste du monde.
Lors du sommet franco-africain de La Baule (France), en juin 1990, lorsque le président français, François Mitterrand, avait enjoint aux États francophones africains d’enclencher une dynamique de démocratisation, GMT lui avait alors rétorqué crânement que la démocratie « n’(était) pas une camisole de force ». GMT montrait ainsi qu’il n’avait pas compris le sens de l’histoire. Il ignorait qu’en 1968, il n’avait été qu’un vulgaire pion instrumentalisé par les puissances impérialistes pour abattre l’un des régimes nationalistes les plus prometteurs du continent africain.
Instabilité chronique
Avant Modibo Kéïta, Sylvanus Olympio, qui voulait créer une monnaie nationale au Togo, avait été froidement et lâchement assassiné, en janvier 1963, par le sergent-chef Étienne Eyadema qui inaugurait ainsi l’ère des coups d’état militaires qui allaient défigurer le visage du continent, le plongeant dans le tumulte de l’instabilité permanente au cours des décennies 1960 (entre1963 et 1970 : 24 coups d’état dans 13 pays) ; 1970 (de 1970 à 1980 : 33 coups d’état dans 18 pays) et 1980 (de 1980 à 1990 : 19 coups d’état dans 13 pays). Entre 1963 et 1999, 27 chefs d’État ont été assassinés, soit en fonction, soit en prison (à l’instar du président Modibo Kéïta). En 1990, sur les cinquante-un États membres de l’Organisation de l’unité africaine (OUA, actuelle Union africaine), vingt-quatre étaient dirigés par des militaires !
Cette instabilité chronique servait le dessein des puissances extracontinentales, qui pouvaient ainsi perpétuer leur domination sur un continent privé de leadership au sens véritable, affaibli et avachi par des prétoriens sans foi ni loi. Car, avec la disparition de Kwamé Nkrumah au Ghana en 1966, de Modibo Kéïta en 1968, de Gamal Abdel Nasser en Égypte en 1970, l’Afrique était orpheline, dépourvue de boussole, ridiculisée par des tyrans incultes (Eyadéma au Togo, Bokassa-l’Empereur d’opérette en Centrafrique; Kamuzu Banda-le sorcier omniscient du Malawi, Macias Obiang Nguéma en Guinée équatoriale…).
Mouvement de démocratisation
Quelques semaines après le sommet de La Baule, à partir d’octobre 1990, les Maliens déclenchèrent une puissante contestation de la dictature militaire à travers une série de marches et d’actions multiformes. Le mouvement de démocratisation, animé par une kyrielle d’associations (ADEMA, CNID, l’ Association malienne des droits de l’homme-AMDH, le Barreau malien, l’Association des élèves et étudiants du Mali—AEEM), alliée au syndicat unique, l’Union nationale des travailleurs du Mali (UNTM) qui rompit avec GMT— allait provoquer la chute de la dictature.
Comme seule solution à cette vaste contestation, GMT déploya une répression sanglante et aveugle, qui se solda par la mort de centaines de personnes en l’espace de quelques semaines (entre janvier et mars 1991). En novembre 1968, lorsqu’il fut informé du coup d’état perpétré par GMT et ses acolytes à Bamako, Modibo Kéïta–qui débarqua à Koulikoro en provenance de Ségou—ordonna que sa garde rapprochée soit désarmée et que pas « une seule goutte de sang des Maliens ne soit versée pour qu’il reste au pouvoir ».
Après neuf années de détention, sans jugement, dans des conditions infrahumaines, le président Modibo Kéïta a été assassiné, le 16 mai 1977, par ses geôliers qui lui refusèrent des funérailles nationales tout en lui déniant sa qualité d’ancien président de la République dans le communiqué annonçant « le décès de l’ancien instituteur à la retraite des suites d’un œdème aigu des poumons ». Pire, les putschistes du 19 novembre 1968 procédèrent à des arrestations massives suite aux funérailles « grandioses » que le peuple malien organisa spontanément pour le père de l’indépendance nationale du Mali.
Déstabilisation de l’armée
Contrairement à Modibo Kéïta et ses compagnons, qui ont été emprisonnés, torturés, humiliés pendant près d’une décennie dans les différents bagnes (Kidal, Taoudéni…) et cachots du pays, GMT a bénéficié d’un procès public devant le peuple malien et le monde entier. Il n’a pas été amnistié par Alpha Oumar Konaré, qui savait pertinemment que cela aurait été une injure inqualifiable pour tous les martyrs du 26 mars 1991 dont le sang a fécondé la naissance de la démocratie pluraliste au Mali.
C’est sous GMT que commença la déstabilisation de l’armée malienne, lorsqu’en 1968 des officiers subalternes décapitèrent la chaîne de commandement en éliminant la haute hiérarchie militaire et lorsqu’un lieutenant devint « commandant suprême des forces armées ».
GMT n’épargna même pas ses anciens compagnons (Yoro Diakité, Tiékoro Bagayoko, Kissima Dounkara…)! C’est lui qui créa au sein de l’armée une « caste d’officiers » coupée du peuple et qui, en toute impunité, s’est enrichie en pillant les ressources nationales. Qui ne se souvient pas des « villas de la sécheresse » bâties dans le quartier communément appelé « millionKi » ou « quartier des millionnaires » ? Ces villas avaient été érigées à la suite du détournement des aides internationales accordées au Mali lors de l’une des pires sécheresses que notre pays a subies entre1970 et 1974.
Après avoir instauré « l’ère de la liberté » en 1968, la dépravation des mœurs s’est confortablement installée dans le pays. La « caste des officiers » dansait chaque nuit au Buffet de la gare ou au Motel de Bamako, qui était devenu le quartier général du tout-puissant directeur des services de sécurité, Tiékoro Bagayoko. Cette « caste », qui s’est perpétuée et renouvelée au fil des ans, continue à bénéficier des passe-droits. Elle est la principale bénéficiaire des détournements massifs des fonds affectés à l’armée (marchés de fournitures et d’équipements, achat de l’avion présidentiel, « avions cloués au sol », « blindés en carton »…).
Destruction de l’appareil administratif
GMT posa les jalons de la déstabilisation des régions du Nord en signant, le 6 janvier 1991, les accords de Tamanrasset, qui consacraient le principe du retrait de l’armée de certains postes militaires dans le Nord. C’est également avec GMT que la corruption s’est institutionnalisée au sein du système politico-administratif.
Tout le monde savait que son épouse, communément appelée « l’Impératrice Mariam », avait fait main basse sur les secteurs juteux de l’économie et que les fonctionnaires de l’État exécutaient ses instructions. Son frère, Ramos, étant le directeur général des douanes, tandis que son homme de confiance, feu Mamadou Diarra, était, sans aucun doute, l’homme d’affaires le plus puissant et le plus influent du pays à l’époque.
Par contraste, pendant toute la période allant de l’autonomie interne (1957), avec la mise en place du premier gouvernement conduit par l’Union soudanaise-Rassemblement démocratique africain (US-RDA), jusqu’au 19 novembre 1968, pas une seule fois l’épouse du président Modibo Kéïta n’a été citée dans une affaire de corruption. Bien qu’étant chef de l’État, Modibo Kéïta a dû s’endetter auprès de l’Ambassadeur du Mali en Arabie Saoudite, Abdoul Wahab Doucouré, pour couvrir les frais de pèlerinage de sa mère et de sa sœur ainée.
GMT présida, en outre, à la destruction de l’appareil administratif du fait de l’application, sans discernement, de l’ajustement structurel. Ayant cessé de recruter, la fonction publique s’est appauvrie intellectuellement et a laissé place à des fonctionnaires mal payés, démotivés qui eurent recours à des expédients pour survivre, lorsque les salaires enregistraient un semestre de retard!
L’ajustement structurel s’est traduit également par le plus grand bradage de l’outil économique national créé par le président Modibo Kéïta et ses compagnons dans le cadre d’une politique économique bien pensée de souveraineté nationale (monnaie nationale, sociétés et entreprises d’État, industrialisation basée sur la transformation des produits agricoles, désenclavement routier et aérien, autosuffisance alimentaire etc…).
Renaissance nationale
De 1968 à 1984 (date du changement de signe monétaire, c’est-à-dire la substitution du franc CFA au franc malien), tout a été mis en œuvre pour détruire et dénigrer les fondements de ce qui constituait la souveraineté malienne. Toutes sortes d’efforts ont été déployés pour installer une idéologie de soumission, de dépossession de la fierté nationale. Car, un peuple fier, ancré dans les valeurs fondamentales de son vécu historique, ne peut aucunement se soumettre à la volonté des puissances de l’argent dont le dessein est de prendre possession de ses richesses.
GMT quitte la vie terrestre au moment où le peuple malien est à nouveau debout pour reconquérir sa liberté, sa souveraineté, sa dignité après les errements, les tumultes, les dévoiements, les reniements qui ont ponctué l’histoire du pays de 1968 à nos jours. Aguerris par les vicissitudes de cette histoire, armés d’une détermination et d’une foi inébranlable, les Maliens se sont dressés sous la bannière du Mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP) pour s’approprier à nouveau leur destin, leur pays, leur nation.
Les jeunes d’aujourd’hui, qui constituent le fer de lance de ce puissant mouvement de renaissance nationale, scandent fièrement le nom de Modibo Kéïta, qui est devenu leur idole. Dans une de ces prophéties, dont il avait le secret, Modibo Kéïta avait proclamé : « Si les idées pour lesquelles un dirigeant a combattu se propagent et passent à la postérité, c’est là le plus bel hommage que peut recevoir un leader ». (citation de mémoire). N’est pas Modibo Keita qui veut. Dors en paix fier malien Modibo Keita.
- Moussa Sow est basé à Washington D.C. (États-Unis)
- Les opinions exprimées dans cet article ne sont pas forcément celles de Benbere.