Un manuscrit « annoté » ou « altéré » est au cœur des crispations entre l’Association pour la sauvegarde et la valorisation des manuscrits pour la défense de la culture islamique (Savama-DCI) et le Centre pour l’étude des cultures manuscrites de l’Université de Hambourg.
« Un grand nombre de notes de possession falsifiées dans la même manière a été découvert dans d’autres manuscrits […] Dans l’attente d’explications plus substantielles de la SAVAMA-DCI, notre collaboration […] a été suspendue. » Le 24 juillet 2023, une lettre du Centre pour l’étude des cultures manuscrites (CSMC) de l’Université de Hambourg pointe ce qu’il considère comme étant des falsifications dans un manuscrit pour justifier sa décision de suspendre sa collaboration avec l’Association pour la sauvegarde et la valorisation des manuscrits pour la défense de la culture islamique (Savama-DCI).
« Le Centre pour l’Étude des Cultures Manuscrites (CSMC) a pris connaissance de l’altération d’un manuscrit et de sa reproduction numérique pendant qu’il était sous la responsabilité́ de SAVAMA-DCI. Le manuscrit a été entièrement numérisé́ en 2014 dans le cadre du projet de numérisation de Hill Museum & Manuscript Library (HMML) et ne contenait à ce moment-là̀ aucune note de possession », détaille le document confidentiel que Benbere a consulté.
Signée par l’historien Konrad Hirschler, la lettre ajoute que des chercheurs du CSMC ont examiné le manuscrit déjà numérisé dans les locaux de Savama-DCI à Baco-Djicoroni (Bamako) en février 2023 et ont découvert que « trois notes de possession pseudo-historiques avaient été ajoutées au manuscrit ». « Le dossier numérique du manuscrit avait été modifié en conséquence : les copies numériques d’origine des pages dans lesquelles il n’y avait pas de notes de possession avaient été remplacées par de nouvelles images des pages avec les notes de possession pseudo-historiques. », poursuit le document. Selon le CSMC, les ajouts de notes de possession sont survenus entre 2014 et 2023 et le dossier numérique ajusté le 24 février 2023. Pour sa défense, l’ONG Savama-DCI explique qu’il s’agit juste d’une « annotation » intervenue lorsque les manuscrits étaient avec leurs propriétaires.
L’image des manuscrits en jeu
L’occupation en 2012 de la ville de Tombouctou par des hommes armés dits jihadistes a mis en péril des centaines de milliers de manuscrits. Les maîtres des lieux d’alors en ont brûlé des milliers, détruit des mausolées. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), 4 203 manuscrits entreposés à l’Institut des hautes études et de recherches islamiques Ahmed-Baba (IHERI-ABT) ont été brûlés ou volés par des groupes armés en 2012. Des images montrant la destruction des mausolées et des manuscrits brûlés avaient fait le tour du monde.
Pour mettre les manuscrits à l’abri, sauver les restants en leur garantissant « une vie éternelle », un projet de numérisation des manuscrits a vu le jour entre le Hill Museum aux Etats-Unis et l’ONG Savama-DCI en 2014. Il a permis la numérisation, entre 2014 et 2022, de plus de « 350 000 manuscrits, qui correspondent à peu près à 5 millions d’images », explique Abdel Kader Haïdara, président exécutif de Savama-DCI. Cette ONG fut créée en 1996 par Haïdara, lui-même issu d’une famille dépositaire de manuscrits, comme la plupart des familles à Tombouctou. Il est connu notamment pour avoir organisé l’exfiltration des centaines de milliers de manuscrits de Tombouctou en 2012 face à l’avancée des groupes armés qualifiés de jihadistes.
Les manuscrits suscitent beaucoup d’intérêts parce qu’il s’agit de documents précieux qui portent sur des faits socio-historiques. A notre arrivée dans les locaux de Savama-DCI, à Bamako début décembre, nous avons coïncidé avec une visite des étudiants de l’École normale supérieure (ENSup). Haïdara fait savoir que l’ONG reçoit régulièrement des étudiants et élèves qui s’intéressent aux manuscrits. Interrogé sur le contenu du document du CSMC, il répond que « les manuscrits sont des biens privés, celui incriminé a été annoté quand il était avec son propriétaire ». « Et d’ailleurs, l’annotation n’a aucune conséquence sur sa valeur historique, culturelle, insiste-t-il. Ce n’est pas le premier problème qu’on a eu avec le CSMC, notre collaboration a toujours été difficile. Ils n’ont jamais voulu travailler avec nous en respectant les normes. On a toujours voulu avoir un contrat avec eux, ils ne l’ont jamais fait. Ils nous ont juste une fois proposé un contrat de 3 mois que nous avons refusé, parce que trop court pour couvrir les activités prévues. »
A l’Institut des hautes études et de recherches islamiques Ahmed-Baba de Tombouctou, le plus grand centre de réservoir de manuscrits en Afrique subsaharienne, Mohamed Diagayeté, son directeur, estime qu’il s’agit « d’une accusation qui pourrait porter atteinte à l’image des anciens manuscrits du Mali ». Avant de créer son organisation, Haïdara a travaillé pour l’Institut Ahmed-Baba, fondé en 1970 par l’Unesco et dirigé à l’époque par Mahmoud Zouber. Un parcours que retrace le journaliste américain Joshua Hammer dans son enquête Les résistants de Tombouctou. Ils sont prêts à tout pour sauver les manuscrits les plus précieux du monde… (éd. Arthaud, 2016). « Pour le moment, nous n’avons rien entrepris pour savoir de quoi il s’agit réellement. Nous n’avons pas vu les deux versions, nous n’avons pas non plus examiné les éléments. », indique Mohamed Diagayeté.
Un spécialiste des manuscrits de Tombouctou, qui a requis l’anonymat, contacté par Benbere, a permis de consulter le manuscrit au cœur de la discorde et les deux versions (celle sans annotation et celle avec annotation). Le manuscrit incriminé se nomme dans les bases de Hill Museum « SAV ABS 04463 ». Nous avons retrouvé le manuscrit, comme on peut le consulter ici.
Selon les informations de Benbere, le CSMC de l’Université de Hambourg d’Allemagne a voulu associer d’autres organisations à sa décision de suspendre sa collaboration avec l’ONG Savama-DCI, mais celles-ci ont opposé une fin de non-recevoir. Pour le spécialiste cité plus haut, « ajouter des choses sur les manuscrits n’est [certes] pas une bonne chose », mais l’annotation dont il est question n’a pas d’impact sur le manuscrit à l’origine de la rupture, estime-t-il. Nous avons consulté le manuscrit et vu les nouvelles annotations, comme on peut le voir ici.
Nous avons sollicité Konrad Hirschler du CSMC de l’Université de Hambourg, qui n’a pas donné suite. Chef de projet sauvegarde des manuscrits de Tombouctou de 2013 à 2019 au CSMC, Dmitri Bondarev, contacté lui aussi, s’est borné à répondre : « En ce qui concerne la terminaison de notre collaboration avec Savama-DCI, nous n’avons pour l’instant aucune information à partager dans le domaine public. »
Le manuscrit sans annotation à droite (récupéré sur le site de Hill Museum) et le même manuscrit avec annotation à gauche (Benbere)
Implications de la numérisation
Approché par Benbere, un chercheur, fin connaisseur des manuscrits pense, pour sa part, que la lettre du CSMC adressée à Savama-DCI pourrait « s’apparenter à de la diffamation ». Pour lui, une telle accusation concernant les manuscrits est une première. Ce qui lui fait dire que d’autres raisons, mises pour l’heure sous le boisseau, ont pu motiver la décision du CSMC de mettre fin à sa collaboration avec Savama-DCI.
Au Mali, l’ONG Savama-DCI n’est pas la seule à numériser les manuscrits : d’autres organisations l’ont fait, notamment à Djenné. Abdel Kader Haïdara reconnaît des manquements : « Si c’était à refaire, nous le ferions à nouveau, mais avec plus de précautions, plus de garantie. Pour nous, numériser répond juste à un besoin de conservation et de protection. » Il reste que le processus de numérisation a des implications, y compris celle de « perdre en partie le contrôle » des documents concernés, selon Diagayeté. « C’est pourquoi, depuis que je suis arrivé à la tête l’Institut Ahmed-Baba, je n’ai jamais accepté un projet de numérisation. »
Avant 2012, le HMML, une organisation basée aux Etats-Unis, qui a numérisé les manuscrits avec Savama-DCI, ne travaillait exclusivement que sur les manuscrits chrétiens. Mais aujourd’hui, ils ont numérisé d’innombrables manuscrits d’arabo-musulmans. Une partie de ces manuscrits peut être consultée gratuitement sur leur site internet dans la section « Reading Room » (salle de lecture).