Sahel : où sont les intellectuels? (II)
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Sahel : où sont les intellectuels? (II)

Qu’est-ce qu’un intellectuel, et pourquoi il n’y en a pas au Sahel (rien que ça!)

Rahmane Idrissa, spécialiste de sciences politiques et chercheur rattaché au Centre des études africaines de l’Université de Leiden (Pays-Bas) et au Lasdel (Laboratoire d’études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local, Niamey), a initialement publié ce texte sur son blog Gazette Perpendiculaire. Avec son accord, nous le proposons aux lecteurs de Benbere, en trois parties, pendant que continue de monter cette question dans nos pays où la situation sociale et politique connait un développement calamiteux : « Où sont les intellectuels ? »

Mais l’intellectuel, comme le musicien, le poète ou l’artiste, est un être « arbitraire ». Il apparaît, il ne peut être manufacturé. Nous pensons tous, mais le fait d’être un penseur est un don naturel (ou surnaturel peut-être) que nous n’avons pas tous, et que nous ne pouvons acquérir à volonté. Nous pouvons être cultivé, instruit, et même rendu, de cette façon, plus intelligent et mieux à même d’exprimer nos idées et nos sentiments – et cela fait de nous une personne éclairée, suivant les possibilités du temps. Mais non un intellectuel, quelqu’un qui a le bonheur de savoir penser la réalité du monde même sans instruction organisée ou culture institutionnelle. Ce sont les personnes instruites et cultivées que les Africains francophones appellent des intellectuels, donnant à ce mot un sens qu’il n’a pas en France, pour des raisons qui, on le verra, se comprennent – mais qui n’en sont pas moins erronées.

Une de ces raisons, c’est qu’il y a des atomes crochus entre pensée et instruction. L’instruction est une activité intellectuelle dérivée. La façon la plus naturelle dont elle a eu tendance à se former pendant des siècles a été sous la forme d’une école autour d’un penseur. Cela se voit même dans la façon dont certaines institutions éducatives ont acquis leur nom : l’Académie provient des jardins d’Akademos, à Athènes, où Platon avait l’habitude d’enseigner ; le Lycée d’un quartier d’Athènes construit autour du temple d’Appolon Lycien et où Aristote avait ouvert son officine près d’une galerie couverte. Mais l’institution a vite tendance à standardiser et canaliser la pensée, et à lui mêler des intérêts de carrière et/ou de pouvoir. Elle peut abriter de véritables intellectuels, mais ces derniers doivent montrer patte blanche et se voient astreints aux questions de rivalités entre pairs qui peuvent être étonnamment féroces dans les milieux universitaires. Comme dans toute institution, les titres, pour des raisons de prestige et de pouvoir, sont cruciaux et l’ambition de les acquérir peut polluer l’éthique de la vérité. Le monde de l’instruction n’est donc pas très hospitalier à la pensée dans sa substance la plus authentique, il n’est pas le lieu de l’intellectuel.

L’intellectuel engagé, un prêtre

Si ce monde a été longtemps fragmentaire et isolé – et pratiquement absent des régions non-islamisées de l’Afrique sub-saharienne jusqu’aux temps coloniaux – il est, de nos jours, pléthorique. C’est l’effet général de la révolution industrielle et capitaliste : produire tout ce qui peut être mis sur un marché quelconque en masse, y compris les diplômés. L’intellectuel véritable reste toujours aussi rare, tout autant que le grand poète ou le grand peintre, mais ceux qui peuvent passer pour tels sont à présent légion. C’est une transformation sociale particulièrement remarquable en Afrique sub-saharienne où la classe socio-culturelle capable de produire ces masses d’intellectuels en série (semblable au romancier sans génie ou au musicien de variété) n’existait pas il y a seulement cent ans. De façon cruciale, cette classe socio-culturelle est née de la domination coloniale, et le problème de l’éducation et de l’émancipation s’est posé à elle, ab ovo, par rapport à cette domination – ce qui a créé des conditions inhospitalières à l’éclosion d’une pensée libre.

Dans ce contexte de domination, par une sorte de nécessité historique, l’éducation et l’émancipation devait tendre à produire non pas des consciences humaines ouvertes, mais des consciences africaines closes ; et le semblable n’était pas tout être humain, mais l’homme africain, voire, dans certains cas, l’homme négro-africain (bien entendu, certains ont fait un pas de côté par rapport à cette nécessité historique, mais cela les a rendu impopulaires : voir Senghor). Il en résulta une figure qui demeure à ce jour la référence intellectuelle dominante dans la région, l’intellectuel engagé, supposé mener éternellement une lutte révolutionnaire pour libérer la nation africaine de la domination coloniale. L’intellectuel engagé, cependant, ne peut être véritablement un intellectuel – c’est un prêtre.

Engagement et responsabilité

Ici, il faut faire la distinction entre l’engagement et la responsabilité.

L’intellectuel est responsable devant la société, d’une responsabilité d’ailleurs problématique, car une fois qu’il a expliqué sa pensée, il ne la contrôle plus, elle entre dans le circuit vivant de la pensée commune où elle peut produire toutes sortes d’effets, et de laquelle chacun peut tirer, suivant son propre vécu et ses propres idées, des implications et des pensées dérivées, lesquelles peuvent être très éloignées de ce que le penseur original a voulu inspirer. Toujours est-il que l’intellectuel a une responsabilité vis-à-vis de la société, celle de la penser, et ainsi de l’aider à s’expliquer à elle-même, et de pouvoir progresser dans sa propre humanité et dans sa civilisation – car une société qui ne se pense pas ne progresse pas, ne se civilise pas elle-même. Cette responsabilité n’est jamais facile et elle peut être dangereuse.

Après tout, le terme « intellectuel » est entré en usage dans le contexte de l’Affaire Dreyfus, en France, et il a commencé par être – comme souvent les appellations qui réussissent – une injure ou du moins une moquerie. Des écrivains antidreyfusards – Maurice Barrès, Ferdinand Brunetière – s’en sont servis pour railler leurs confères dreyfusards – les Émile Zola, Anatole France, Octave Mirbeau et autres – parce que ces derniers se seraient occupés avec légèreté et de façon prétentieuse d’affaires – l’armée, l’espionnage – où ils n’avaient aucune compétence. Et la chose ne s’arrêta pas à la moquerie et à l’injure. L’establishment français était anti-dreyfusard, et les anti-dreyfusards étaient violents et assoiffés de sang. Ainsi, Zola a été assassiné par un fumiste (nettoyeur de cheminée) anti-dreyfusard qui a nuitamment bouché la cheminée de son appartement afin de l’endormir à jamais dans l’étreinte doucereuse du monoxyde de carbone – il a réussi son coup et commis le crime parfait.


Retrouvez les parties

Vous pouvez lire le texte en entier sur le blog Gazette Perpendiculaire de Rahmane Idrissa : « Où sont les intellectuels ? »

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