Anthropologie de la violence : comprendre ce qui nous arrive
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Anthropologie de la violence : comprendre ce qui nous arrive

L’atmosphère créée par la nouvelle génération de rappeurs, qui a tout l’air d’une « tyrannie du divertissement », cache mal un dérèglement de la société malienne. Le goût musical de cette jeunesse en dit plus sur notre trajectoire sociale que leur représentation statistique.

J’ai une certaine admiration, souvent teintée de jalousie, pour cette nouvelle génération de rappeurs qui secouent et dominent actuellement la scène artistique sinon musicale malienne. Ils ne produisent pas que de la musique mais aussi des codes sociaux (vocabulaires, vêtements, comportements), auxquels s’identifient leurs publics. La ferveur qu’ils suscitent au sein de la jeunesse est assez fascinante. Leurs hits tournent en boucle sur les réseaux sociaux. Quel intellectuel ou politique ne voudrait-il pas susciter le même engouement dans la société ?

Anthropologie de la colère

Je ne suis pas un anthropologue et le choix du titre est plutôt pour faire écho au livre Anthropologie de la colère : société civile et démocratie en Afrique noire (1994) de l’économiste et intellectuel camerounais Célestin Monga. Cet essai, publié il y a trente ans, est si précieux pour comprendre les transformations profondes en cours dans nos différents pays. Elles affectent entre autres les modes de vie, les spiritualités, les structures familiales (parenté, mariage) et les pratiques éducatives. Cependant, un changement de prisme est nécessaire pour une certaine compréhension de ces phénomènes.

Selon Monga, l’analyse « des statistiques et des agrégats macro-économiques » ne suffit plus pour saisir le quotidien africain, il faut savoir « déchiffrer le bruit et décrypter la musique qui s’y écoutent. » Aussi, ajoute-t-il, « le taux d’inflation ou le niveau de chômage permettent peut-être de calculer un Produit Intérieur Brut fictif, mais seule la musique peut nous aider à mesurer le taux d’angoisse par citoyen. » Dit autrement, le taux de chômage peut être au plus bas dans le discours politique, sans toutefois, dans les faits, avoir une incidence sur la précarité et l’insécurité individuelle que vivent les Africains. Soit on ne sait pas mesurer – ce qui serait inquiétant –, ou on mesure mal – ce qui serait plutôt rassurant. Car le niveau de mal-être, le taux d’angoisse, le goût du spectacle, l’ampleur du divertissement et du désœuvrement ne reflètent malheureusement pas le quotidien d’un peuple qui travaille.

Mélodies violentes, pulsions agressives  

Le 21 septembre 2020, le groupe de rap Tata Pound fêtait ses 20 ans et j’y étais. Deux ans après, le cinquième Recensement général de la population et de l’habitat (2022) indique 21,4 ans comme l’âge moyen de la population malienne avec les moins de 15 ans représentant 47,2%. Comme le souligne justement Monga, le goût musical de cette jeunesse en dit plus sur notre trajectoire sociale que leur représentation statistique.

Tata Pound a réalisé un grand coup artistique en mettant donc sur chaque morceau en remplacement d’un de leurs membres qui a arrêté la musique, un jeune rappeur de la nouvelle génération. Autant dire que cette majorité de jeunes n’était pas là quand le groupe Tata Pound était à son apogée. Une scène allait confirmer cela. Grandir avec le rap de Tata Pound, c’est avoir été émerveillé également par les voix de Ahmadou Diarra « Bradox » et Abba Samassékou, précurseurs et animateurs d’émissions rap comme respectivement Flash Hip Hop et Génération 21.

La nostalgie que j’ai éprouvée en les entendant, le silence que j’ai observé pour mieux les écouter contrastait avec le bruit de ces jeunes qui avaient seulement hâte de voir ceux pour qui ils étaient là.

Bokar Sangaré décrit si bien cette évolution saisissante du rap malien autant dans la forme, dans le fond que dans la direction. Dans son article dans le magazine en ligne Afrique XXI (14 mars 2022), il analyse comment, en fonction des contextes et des acteurs, le rap tel le roman est passé du « Nous » au « Je ». « Si les premières générations (1990-2010) se réclamaient d’un rap politique et engagé, écrit-il, les rivalités artistiques ont, ces dernières années, conduit à un changement du contenu des textes où l’egotrip l’emporte désormais sur les thématiques sociales. La nouvelle génération semble avoir donné une nouvelle orientation à la musique rap, l’éloignant de ses prémisses critiques voire contestataires. »

La société et la musique s’influencent mutuellement. Autant la réalité sociale est chantée, autant le genre musical affecte les comportements individuels. « Aux textes politiques et engagés, qui font de la musique rap un espace de critique, se superpose donc désormais une approche revendicatrice qui prend les contours d’une colère ulcérée et égocentrée, dont l’axe stylistique est parsemé d’incises violentes et provocatrices. Toutes choses qui ont amené nombre d’observateurs à se demander si le rap n’était pas la soupape de sûreté du système – ici comme ailleurs. Associées à l’accélération des attentes d’une jeunesse pressée, qui se heurte simultanément aux politiques anti-migratoires de l’Europe et aux échecs des politiques nationales, les formes discursives violentes évoquent un désarroi profond. », conclut-il.

« Le Mali sans fard, le Malien effaré… »,

Je n’ai pu m’empêcher de retourner dans cet autre article publié en 2016. « Pourtant, ce pays n’a jamais été aussi vrai. Ainsi, son peuple, mis à nu, est pour une fois, n’en déplaise, si authentique. D’où ces crises en tout genre, surtout identitaire. Une crise identitaire par rapport à soi, ses valeurs, à l’autre, et à son pays. Se définir soi-même, comprendre l’autre, et donner une image à son pays. Le vrai Malien semble découvrir le vrai Mali. Réalité isolée, vérité pervertie… » Rien n’arrive par hasard, tout se construit sous nos yeux, souvent nous y contribuons même.

Monga souligne que « …des rapports d’affrontement succèdent aux rapports de domination, changeant évidemment la nature profonde de la relation sociale. Des lieux de désaccord se créent, des discours originaux s’affirment ; avec leurs codes secrets, leurs clés d’accès, leurs errements et leurs insondables mystères. »

En général et logiquement, quand une société va mal, elle cherche à comprendre ses malaises et tensions qui la secouent. Elle spécule moins, elle s’observe plus et regarde mieux ailleurs car « ça n’arrive pas qu’aux autres », mais on peut également apprendre des expériences des autres. La crise identitaire, la délinquance, la violence urbaine sont des phénomènes qui traversent toute société. Il y a le choix entre la réflexion pour produire des savoirs indispensables aux politiques publiques et l’immobilisme.

Que dire de la jeunesse des conducteurs de sotrama et son incidence sur la circulation routière ? Quel mode de transport dans Bamako et les grandes villes à court terme ? Sans école et sans emploi, quel avenir pour les jeunes ? Où est-ce que les inégalités nous mèneront-elles ? La théorie de « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter est-elle envisageable au Mali ?

L’ancien diplomate et poliste sénégalais Hamidou Anne, dans son livre Panser L’Afrique qui vient ! (2019), invite à ce travail dans la mesure où « Le chômage, la drogue, la violence, la mort et surtout le désespoir des masses silencieuses continuent de gangrener nos pays. »

La musique ne fait pas que « adoucir les mœurs », elle les dévoile également et les met à nu. Et en écoutant la musique qui se joue actuellement puisqu’elle nous permet de comprendre les angoisses, pour Hamidou Anne « Le chemin est encore long et le mal suffisamment profond au point de souvent inhiber la possibilité de rêver d’un devenir. Notre jeunesse s’englue dans une misère qui porte les germes d’un avenir compromis, malgré tous les discours qui lui promettent un avenir, en se basant sur une sublimation de petits lampions qui risquent de ne jamais devenir des halos. »

Car « …une jeunesse hypertrophiée qui déserte son champ de bataille, est une vaine force qui ne sera utile ni à elle-même, ni au projet de refondation épistémique de nos pays. »

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