Petit commentaire sur le slogan favori des souverainistes d’Afrique francophone ex-française (les diseurs de septante, octante et nonante de la RDC, etc., non-inclus)
Ce texte a été initialement publié sur le blog Gazette Perpendiculaire de Rahmane Idrissa, spécialiste de sciences politiques et chercheur rattaché au Centre des études africaines de l’Université de Leiden (Pays-Bas) et au Lasdel (Laboratoire d’études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local, Niamey).
Le maître mot derrière ce slogan est souverainisme, idéologie en vogue en ce moment dans les pays francophones, et au pouvoir autour des treillis de Bamako et, de manière plus complexe ou compliquée, de Ouagadougou. Les souverainistes francophones pensent qu’ils sont dans un moment de guerre d’indépendance contre la France, perçue comme une nation éternellement coloniale.
La présence française est perçue comme une « occupation » (ce mot est très utilisé dans les cercles “panafricains”, “sankaristes” et autres, ces mots étant devenus des labels du souverainisme dans nos parages). Et seule la fin de cette présence peut restaurer la souveraineté des pays concernés. Sauf qu’il n’y a pas de fin précise au rêve des souverainistes: si l’armée française s’en va, il restera le franc CFA; si le franc CFA disparaît, il restera des entreprises, ONG, etc., françaises; si elles plient bagage, il restera toujours le soupçon que la France agit en coulisse et de façon indirecte contre ses « colonies » même sans être directement présente.
Les Français ont d’abord réagi par l’outrage, puis à présent par la prudence. En ce moment, ils inondent les pays du Sahel en particulier de messages d’humilité, y compris récemment avec leur ministre de la Francophonie en visite au Burkina; ils font le minimum de déclarations officielles; leur armée n’en fait plus aucune, ce qui n’était pas le cas auparavant. Mais ils apparaissent toujours comme des colons arrogants, parce que c’est ainsi qu’on veut les voir (non pas d’ailleurs qu’ils ne soient pas arrogants, mais bien souvent, nous le sommes aussi: comme dit le proverbe, on voit la paille dans l’œil de l’autre, pas la poutre dans le sien).
Griefs objectifs et griefs subjectifs
Bien entendu, les Africains (et pas que les souverainistes) ont des griefs objectifs à l’endroit de la France et plus généralement de l’Occident. Une liste de tels griefs serait presque interminable. Mais les souverainistes ont aussi et surtout des griefs subjectifs, et qui remontent au moins à l’année 1492, sinon plus loin dans le temps. Les griefs objectifs se prêtent aux solutions, arrangements et réparations; les griefs subjectifs, qui évoquent des revendications de “dignité” et de “respect” (en faisant l’impasse sur le fait que le respect ne se revendique pas, il se mérite et s’impose), ne peuvent être satisfaits.
Les souverainistes africains sont semblables à ceux d’Occident: ils ont la même attirance pour la Russie et ils sont plus obsédés par ceux qu’ils perçoivent comme leurs ennemis, ou plutôt, leurs tourmenteurs (dans leur cas, les immigrés) que par les problèmes réels de leurs pays. Les souverainistes occidentaux (les Éric Zemmour, Tucker Carlson, Nigel Farage – l’un des fondateurs d’un parti qui s’appelle, de façon caractéristique, “UK Independence Party”) se présentent aussi comme des victimes d’une colonisation par voie d’immigration. Tout comme les souverainistes francophones accusent les régimes en place d’être à la solde de la France néocolonialiste, ils accusent l’establishment en place dans leur pays (politiciens des partis dits de gouvernement, gauche dite “woke,” les médias) d’être les organisateurs du “grand remplacement” des populations “de souche” par des hordes venues d’Afrique noire et du Maghreb.
De ce point de vue, les émeutes contre l’ambassade de France à Ouaga ou les instituts culturels français à Ouaga et Bobo s’inscrivent dans le même ordre de choses que les troubles hystériques du 6 janvier à Washington, et les souverainistes burkinabès veulent “take back our country” et “make Burkina great again” en boutant ‘“les colons” (Franco-occidentaux) hors du territoire.
Évidemment, on a du mal à voir ce fait très clairement dans le contexte africain et sahélien, surtout à gauche, où le label colonial est un marqueur d’infamie – et on voudrait donc éprouver de la sympathie pour ceux qui protestent contre le colonialisme, même si ledit colonialisme est largement fantasmatique.
Aucun débat intelligent et adulte
Ce qui est dommage, c’est que le souverainisme africain a le même effet que son équivalent occidental (ou d’autres endroits, genre Russie, Turquie, etc.): il distrait des problèmes réels des pays – les problèmes de justice sociale, de corruption et de vénalité généralisée, de désordre économique et de désorganisation politique, du fait que bien trop de choses vont à vau-l’eau et à la dérive, et que de nouvelles sources de violence anomique sont en gestation dans nos sociétés, sans qu’aucun débat intelligent et adulte ne se fasse là-dessus, notamment pour éduquer le public qui, ici comme ailleurs, est plus marqué par la perplexité (“bewildered herds”, a pu dire Walter Lippmann) que par les dogmes et certitudes de l’idéologie.
Après tout, c’est toute l’Afrique qui va plus ou moins mal, et pas seulement sa partie francophone: mais les souverainistes sont nombrilistes et n’ont cure de ce qui se passe chez le voisin (sinon peut-être pour y chercher un écho à leurs complaintes: voir la fascination des trumpistes pour la Hongrie de Victor Orban, ou celle des Panafricains de Ouaga pour le Mali de Assimi Goïta). Au moins en Occident, les souverainistes ne sont qu’une voix parmi d’autres, et pas toujours la plus entendue. Tel n’est pas le cas en Afrique en ce moment, particulièrement dans sa région francophone (mais pas que).