Les détournements de fonds publics atteignent des niveaux records. L’implication des leaders religieux dans la lutte anticorruption peine encore à produire des résultats tangibles.
Au Mali, plus de neuf habitants sur dix se réclament de l’islam. Les chrétiens, catholiques ou protestants, représenteraient moins de 3 % de la population. Toutes ces religions condamnent fermement la corruption. Pourtant, année après année, les rapports du Bureau du vérificateur général (BVG) dressent le même constat : les détournements et irrégularités financières se chiffrent à plusieurs dizaines, voire centaines, de milliards de francs CFA.
En 2014, le BVG estimait ces irrégularités à 72,97 milliards de francs CFA, dont 33,95 milliards de fraude avérée. Entre 2005 et 2017, le montant cumulé aurait dépassé 740 milliards de francs CFA sur lesquels l’État n’a récupéré qu’à peine 48 milliards.
Dans un pays où la religion structure encore la vie sociale et politique, cette persistance semble dérangeante.
Des sermons contre la corruption
Face à la gravité du phénomène, les autorités maliennes ont tenté d’impliquer les leaders réligieux dans la sensibilisation. « Depuis 2020, l’Office central de lutte contre l’enrichissement illicite (OCLEI) a engagé une dynamique de collaboration structurée avec les leaders religieux », explique Seybou Keïta, chef du service de communication de l’institution.
En 2021, deux ateliers ont réuni des responsables musulmans, catholiques et protestants pour élaborer des sermons et messages pastoraux dédiés à la lutte contre la corruption. Ces textes ont ensuite été diffusés dans plus de 5 000 mosquées, 3 000 églises évangéliques et 49 paroisses catholiques.
L’OCLEI a, en 2023, même « financé un voyage d’étude d’une délégation comprenant des religieux auprès de l’Independent Commission Against Corruption (ICAC) pour s’inspirer des pratiques développées en l’Île Maurice pour l’implication des guides religieux dans la lutte contre la corruption », précise M. Keïta.
Mais ces efforts semblent avoir peu d’impact sur les pratiques. Dans les marchés publics, les concours administratifs ou les nominations, la suspicion d’enrichissement illicite reste généralisée. Le message religieux ne suffit plus.
« La corruption, un péché majeur »
Pourtant, les textes sacrés sont explicites. Dans l’islam, rappelle le penseur égyptien Mohammed Abou El-Naga, « la corruption – ou fasād – détruit l’ordre et la justice sociale ».
Le Coran condamne sévèrement les corrupteurs : « Quand on leur dit : “Ne semez pas la corruption sur la terre”, ils disent : “Nous ne sommes que des réformateurs !” […] Ce sont eux les véritables corrupteurs, mais ils ne s’en rendent pas compte » (Sourate 2, verset 11-12).
Pour Mohammed Abou El-Naga, le combat contre la corruption est « une obligation religieuse » autant qu’un devoir moral. Mais il reconnaît que « les sociétés musulmanes, comme toutes les autres, peinent à traduire ces principes en comportements concrets ».
Joseph Tanden Diarra, prêtre du diocèse de San et ancien recteur de l’Université catholique de l’Afrique de l’Ouest, invoque la doctrine sociale de l’Église pour justifier la position du christianisme. « La corruption est un acte gravement immoral qui viole la dignité des personnes. Elle détourne des ressources et des opportunités qui étaient destinées à tous, en particulier aux plus pauvres et aux plus vulnérables, créant ainsi de l’injustice sociale et économique. », explique-t-il.
Mais le père Diarra reconnaît la difficulté d’appliquer ce discours dans la pratique :« La corruption est devenue institutionnalisée et rendue “normale” par les familles. Quand les enfants voient leurs parents glorifier l’argent mal acquis, le message religieux n’opère plus. »
Et d’ajouter amer :« L’argent est devenu la conscience des Maliens. Quand la religion devient inopérationnelle, c’est que la société n’a plus de repères. »
La sécularisation d’une société désabusée
Pour le sociologue Amadou Traoré, maître de conférences à l’Université de Ségou, la religion a « atteint ses limites » dans la société malienne contemporaine. « La société évolue, mais les préceptes religieux n’évoluent pas. De plus en plus, les gens ne croient qu’à ce qui les arrange », observe-t-il.
Selon lui, la corruption n’est pas seulement une question morale mais un problème systémique. « Du premier responsable au dernier citoyen, tout le monde est impliqué », tranche-t-il. Et d’ajouter : « Les gens sont généralement dans la religion, pas pour des questions morales et éthiques, mais pour des considérations d’intérêt. Ça permet d’être accepté dans une communauté. C’est du réseautage. Avec l’argent volé, on entretient d’ailleurs les mosquées et églises. »
Le sociologue estime que la solution ne viendra ni des sermons ni des prêches, mais d’une justice indépendante et crédible, soutenue par une réhabilitation des valeurs communautaires traditionnelles. « Il faut revenir à nos valeurs intrinsèques. Dans nos sociétés, il y avait des mécanismes de contrôle comme le Djo ou le Ton. Celui qui volait subissait la honte publique. Ces cadres sociaux ont disparu. »
